Comptez mon cher ange que tant que j'aurai des mains et un petit fournau encor allumé, je les employerai à recuire vos cinq magots de la Chine.
Soyez bien sûr qu'il n'y a que vous et les vôtres qui me ranimiez. Mais je vous avoue que mes mains sont paralitiques, et que ma terre de la Chine est à la glace par tout ce que j'apprends des infidélitez de ce monde. Il y a un maudit âne qui me désespère. Vous l'avez cet âne, et vous savez qu'il est bien plus poli et bien plus honnête que celuy qui court. J'ay relu le chant onzième. Il y a depuis longtemps
Vous auriez eu la vraye leçon si vous aviez aporté la défectueuseà Plumbieres. Il y a dans le chant onzième
Enfin je n'ay rien vu dans la bonne leçon que de fort poli et de fort honnête. Mais il arrivera sans doute que quelqu'une des détestables copies qui courent sera imprimée. Vous ne sauriez croire à quel point je suis affligé. L'ouvrage tel que je l'ay fait il y a plus de vingt ans est aujourduy un contraste bien désagréable avec mon état et mon âge; et tel qu'il court le monde il est horrible à tout âge. Les lambaux qu'on m'a envoyez sont pleins de sottises et d'impudences. Il y a de quoy faire frémir le bon goust et l'honnêteté. C'est le comble de l'opprobre de voir mon nom à la tête d'un tel ouvrage. Madame Denis écrit à Mr Dargenson et le supplie de se servir de son autorité pour empêcher l'impression de ce scandale. Elle écrit à M. de Malzerbes, et nous vous conjurons tout deux mon cher et respectable amy de luy en parler fortement. C'est ma seule ressource. Monsieur de Malzerbe est seul à portée d'y veiller. Enfin ayez la bonté de me mander ce qu'il y a craindre, à espérer et à faire. Veillez sur notre retraitte, mettez moy l'esprit en repos. Ne pui-je au moins savoir qui est le possesseur du manuscrit, qui l'a lu à Vincenne tout entier? si je le connaissais ne pourai-je pas luy écrire? ma démarche auprès de luy ne me justifierait elle pas un jour? ne doi-je pas faire tout au monde pour prouver combien cet ouvrage est falsifié, et pour détruire les soupçons qu'on pourait former un jour que j'ay eu part à la publication? Enfin il faut que je sois tranquile pour penser à la Chine, et je ne songerai à Gengis Kan que lors que vous m'aurez éclairé au moins sur ce qui me trouble, et que je me serai résigné. Adieu mon cher ange. Jamais pucelle n'a fait tant enrager un vieillard, mais j'ay peur que nos chinois ne soient un peu froids. Ce serait bien pis.
Parlez à mr de Malzerbe échauffez moy, et aimez moy.
23 may [1755]
Vous pouvez adresser votre lettre à mr Tronchin à Lyon, ou en droiture aux Délices, à ces Délices où je suis trop tourmenté.