aux Délices, 4 may [1755]
Chœur des anges prenez patience, je suis entre les mains des médecins et des ouvriers, et le peu de moments libres que mes maux et les arrangements de ma cabanne me laissent, sont nécessairement consacrez à cet essay sur l'histoire générale qui est devenu pour moy un devoir indispensable et accablant, depuis le tort qu'on m'a fait d'imprimer une esquisse si informe d'un tableau qui sera peutêtre un jour digne de la galerie de mes anges.
Laissez moy quelques moisà mes remèdes, à mes jardins et à mon histoire. Dès que je me sentirai une petite étincelle de Genie, je me remettrai à mes magots de la Chine. Il ne faut fatiguer ny son imagination ny le public, laissons attendre le démon de la poésie et le démon du public, et prenons bien le temps de l'un et de l'autre. Je veux chasser toutte idée de tragédie pour y revenir avec des yeux tout frais, et un esprit tout neuf. On ne peut jamais bien corriger son ouvrage qu'après l'avoir oublié. Quand je m'y remettray je vous parlerai alors de touttes vos critiques aux quelles je me soumettray autant que j'en aurai la force. Ce n'est pas assez de vouloir se corriger; il faut le pouvoir.
Permettez moy cependant mon cher et respectable ami de vous demander si mr de Chimene était chez vous quand on lut ces quatre actes. Nous sommes bien plus embarassez made Denis et moy de ce que nous mande mr de Chimene, que de Gengis Kan et d'Idamé. Si ce n'est pas chez vous qu'il a lu la pièce, c'est donc le Kain qui la luy a confiée. Mais comment le Kain aurait il pu luy faire cette confidence puisque la pièce était dans un paquet à votre adresse très bien cacheté? Si par quelque accident que je ne prévois pas, mr de Chimene avait eü sans votre aveu communication de cet ouvrage, il serait évident qu'on luy aurait aussi confié aussi les quatre chants que je vous ay envoyez. Tirez moy je vous prie de cet embarras.
Je ne sçais mon cher ange à quoy appliquer ce que vous me dites àpropos de ces quatre derniers chants. Il n'y a me semble aucune personalité si ce n'est celle de l'âne. Je sçai que malheureusement il se glissa dans les chants précédents quelques plaisanteries qui offenseraient les interessez: je les ay bien soigneusement supprimées, mais pui-je empêcher qu'elles ne soient depuis longtemps entre les mains de melle du Till? C'est là le plus cruel de mes chagrins, c'est ce qui m'a déterminé à m'ensevelir dans la retraitte où je suis. Je prévois que tôt ou tard l'infidélité qu'on m'a faitte deviendra publique et alors il vaudra mieux mourir dans ma solitude qu'à Paris. Je n'ay pu imaginer d'autre remède au malheur qui me menace que de faire proposer à Melle du Thill le sacrifice de l'exemplaire imparfait qu'elle possède, et de luy en donner un plus correct et plus complet. Mais comment et par qui luy faire cette proposition? Peutêtre mr de la Motte qui a pris ma maison et qui est le plus officieux des hommes voudrait bien se charger de cette négociation. Mais voylà de ces choses qui exigent qu'on soit à Paris. Ma tendre amitié pour vous l'exige bien davantage, et cependant je reste au bords de mon lac, et je ne me console que par les bontez de mes anges. Mon cœur en est pénétré.
V.