Colmar 15 oct^b [1754]

Mon cher ange votre lettre du ii a fait un miracle, elle a guéri un mourant.
Ce n'est pas un miracle du premier ordre: mais je vous assure que c'est baucoup de suspendre comme vous faittes, touttes mes souffrances. Je ne suis pas sorti de ma chambre depuis que je vous ai quitté. Je crois qu'enfin je sortirai, et que je pourai même aller jusqu'à Dijon voir m^r de Richelieu sur son passage avec ma garde malade. Je serai bien aise de retrouver enfin m^r de la Marche; et quand le président de Ruffé devrait encor m'assassiner de ses vers je risquerai le voiage. Vous me mettez du baume dans le sang en m'assurant tous que les allusions ne sont point à craindre dans mes magots de chinois, et vous m'en versez aussi quelques gouttes, en remettant à d'autres temps Rome sauvée et la Chine. Il me semble qu'il faut laisser passer le triumvirat et ne me point mettre au nombre des proscrits. Je ne le suis que trop avec L'opéra de Royer. Je ne sçais pas s'il sait faire des croches, mais je sçai bien qu'il ne sait pas lire. M^r de Sireuil est un digne portemantau du roy mais il aurait mieux fait de garder les manteaux que de défigurer Pandore. Un des grands maux qui soient sortis de sa boete est à coup sûr cet opéra. On doit trouver au fonds de cette boete fatale plus de siflets que d'espérance. Je fais ce que je peux pour n'avoir au moins que le tiers des siflets. Les deux tiers pour le moins apartiennent à Sireuil et à Royer. Je vous prie au nom de tous les maux que Pandore a aportez dans ce monde d'engager Lambert à donner une petite édition de mon véritable ouvrage, quelques jours avant que le cahos de Sireuil et de Royer soit représenté. Je me flatte que vous et vos amis feront au moins retentir par tout le nom de Sireuil. Il est juste qu'il ait sa part de la vergogne. Chacun pille mon bien comme s'il était confisqué et le dénature pour le vendre. L'un mutile l'histoire universelle, l'autre estropie Pandore, et pour comble d'horreur il y a grande apparence que la pucelle va paraitre. Un je ne sçai quel Chevrier se vante d'avoir eu ses faveurs, de l'avoir tenue dans ses vilaines mains, et prétend qu'elle sera bientôt prostituée au public. Il en est parlé dans les malsemaines de ce coquin de Fréron. Il est bon de prendre des précautions contre ce dépucelage cruel qui ne peut manquer d'arriver tôt ou tard. Mon cher ange cela est horrible, c'est un piège que j'ay tendu, et où je serai pris dans ma vieillesse. Oh maudite Jeanne! ah m^r s^t Denis ayez pitié de moy! Comment songer à Idamé, à Gengis, quand on a une pucelle en tête? Le monde est bien méchant. Vous me parlez des deux premiers tomes de l'histoire universelle, ou plutôt de l'essai sur les sottises de ce globe. J'en ferais un gros des miennes. Mais je me console en parcourant les butorderies de cet univers. Vrayment j'en ay cinq à six volumes tout prêts. Les trois premiers sont entièrement différents. Cela est plein de recherches curieuses. Vous ne vous doutez pas du plaisir que cela vous ferait. J'ay pris les deux hémisphères en ridicule. C'est un coup sûr.

Adieu tous les anges, battez des ailes, puisque vous ne pouvez battre des mains aux trois magots.

V.