1754-12-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'apprends mon cher ami qu'on a fait chez vous une nouvelle lecture des chinois, et que les trois magots n'ont pas déplu, cependant s'il vous prend jamais fantaisie d'exposer en public ces étrangers je vous prie de m'en avertir à l'avance afin que je puisse encor donner quelques coups de crayon à des figures si bizares.
Voicy le temps funeste où Royer et Sireuil vont me disséquer. Figurez vous que j'avais fait donner à Pandore une très honnête fête dans le ciel par le maître de la maison. Je vous en fais juge. Un musicien doit il être embarassé à mettre en musique ces paroles:

Aimez, aimez et régnez avec nous,
Le dieu des cieux est seul digne vous.
Sur la terre on poursuit avec peine
Des plaisirs l'ombre légère et vaine,
Elle échappe et le dégoût la suit.
Si Zéphire un moment plait à Flore
Il flétrit les fleurs qu'il fait éclore,
Un seul jour les forme et les détruit.
Aimez, aimez et régnez avec nous
Les fleurs immortelles
Ne sont qu'en nos champs,
L'amour et le temps
Icy n'ont point d'ailes.
Aimez, aimez et régnez avec nous etc.

On a substitué a ces vers — Les grâces / sont sur vos traces / régnez / triomphez, / un tendre amour / veut du retour.

C'est ainsi que tout L'opéra est défiguré. Je demande justice et la justice consiste à faire savoir le fait.

Tandis que Royer me mutile, la nature m'accable de maux et la fortune me conduit dans un château solitaire loin du genre humain en attendant que je puisse aller chercher aux bains d'Aix en Savoye une guérison que je n'espère pas. Je vous rends compte de touttes les misères de mon existence. Ce ne sont ny les acteurs de Lyon ny le parterre ny le public qui m'ont fait abandonner cette belle ville. Je vous diray en passant qu'il est plaisant que vous ayez à Paris Drouin et Bellecour tandis qu'il y a à Lyon trois acteurs très bons et qui deviendraient à Paris encor meilleurs. Mais c'est ainsi que le monde va. Je le laisse aller et je soufre patiemment. Je souhaitte que ma nièce ait toujours assez de philosofie pour s'acoutumer à la solitude et à mon genre de vie. Je ne suis point embarassé de moy. Mais je le suis de ceux qui veulent bien joindre leur destinée à la mienne; ceux là ont besoin de courage.

Si vous avez quelques ordres à me donner mon cher ange je vous prie de les faire adresser à mr Tronchin banquier à Lyon.

Adieu, je vous embrasse mille fois.

V.