1754-12-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Me voilà si perclus, mon ancien ami, que je ne peux écrire de ma main.
Vous avez donc aussi des rhumatismes malgré vôtre régime du lait. Vous ne sauriez croire avec quelle sensibilité j'entre dans le petit détail que vous me faites de ce que vous appelez vôtre fortune. On ne s'ouvre ainsi qu'à ceux qu'on aime, et j'ai depuis environ quarante ans compté toujours sur vôtre amitié. Vous devez vivre à Paris librement, gaïement, et philosophiquement;

Ces trois adverbes joints font admirablement.

Mais certes vous me comptez des choses merveilleuses en m'apprenant que vôtre ancien Pollion et l'Orphée aux triples croches, et Ballot L'imagination ne vivent plus ni avec Pollion, ni avec vous. Le diable se met donc dans toutes les sociétés depuis les Rois jusqu'aux Philosophes.

Je ne savais pas que vous connussiez Mr de Sireuil; il me parait par ses lettres un fort galant homme. Je suis persuadé que lorsqu'il s'arrangea avec Royer pour me disséquer, il m'en aurait instruit, s'il avait sçu où me prendre. Il faut que ce soit le meilleur homme du monde, il a eu la bonté de s'asservir aux canevas de son ami Royer. Il fait dire à Juppiter, les grâces sont sur vos traces, un tendre amour veut du retour. Comme le Parterre n'est pas tout à fait si bon il pourrait pour retour donner des sifflets. Royer est un profond génie; il joint l'esprit de Lulli à la science de Rameau, le tout relevé de beaucoup de modéstie; c'est dommage que made Denis, qui se connait un peu en musique, n'ait pas entendu la sienne. Mais made de la Popliniere l'avait entèré autrefois, et il me semble qu'elle n'en avait pas été édifiée. D'honnêtes gens m'ont mandé de Paris qu'on n'achèverait pas la pièce; j'en suis fâché pour Messrs de l'Hôtel de Ville, car voilà les décorations de la terre, du ciel, et des enfers à tous les diables. Mr. de Sireuil en sera pour ses vers, Royer pour ses croches, et le Prévôt des marchands pour son argent. Pour moi, en qualité de disséqué, j'ai présenté mon cahier de remontrances au musicien et au poëte. Il me prend fantaisie de vous en envoïer copie, et de vous prier de faire sentir à Mr. de Sireuil l'énormité du danger, les Parodies de la Foire, et les torche-cus de Frérond. C'est bien malgré moi que je suis obligé de parler encor de vers et de musique, nunc itaque et versus et caetera ludrica pono. Je bois des eaux minérales de Prangin en attendant que je puisse prendre les bains d'Aix en Savoïe. Tout cela n'est pas l'eau d'Hippocréne.

Je vous embrasse de tout mon cœur. made Denis vous est bien obligée de vôtre souvenir; elle vous fait ses compliments. Quand vous voudrez écrire à vôtre ancien ami le paralitique, aïez la bonté d'adresser vôtre lettre à Mr. Tronchin, banquier à Lyon.

V.