à Prangin 23 janvier 1755
Mon cher et ancien ami, car Dieu merci il y a cinquante ans que vous l'étes, vous avez sur moi de terribles avantages.
Vous étes à Paris, vous avez une santé et un esprit à la Fontenelle, vous écrivez menu et avec plus d'agrément que jamais, et moi je peux rarement écrire de ma main, et je suis accablé de souffrances sur les bords du lac de Genêve. La seule chose dont je puisse bénir Dieu, est la mort de Royer. Dieu veuille avoir son âme et sa musique: cette musique n'était point de ce monde. Le traître m'avait immolé à ses doubles croches, et avait choisi pour m'égorger un ancien Porte-manteau du Roy nommé Sireuil. Dieu est juste; il a retiré Royer à lui, et je crains à présent beaucoup pour le Porte-manteau. Si on s'obstine à jouer ce funèste Opéra de Promethée que Sireuil et Royer ont défiguré à qui mieux mieux, il faudra me mettre dans la liste des proscripts de ce vieux fou de Crebillon: j'y serais bien sans cela. J'ai eu à craindre les sifflets sur les bords de la Seine, et les Mandrins sur les bords du Lac Léman. Ils prenaient assez souvent leurs quartiers d'hiver dans une petite ville tout auprès du château où je suis; et Mandrin vint, il y a un mois, se faire panser de ses blessures par le plus fameux chirurgien de la contrée. Du temps de Romulus et de Thésée il eût été un grand homme. Mais de tels héros sont pendus aujourdui. Voilà ce que c'est que d'être venu au monde mal-à-propos: il faut prendre son temps en tout genre. Les géométres qui viennent après Neuton, et les poëtes tragiques qui viennent après Racine, sont mal reçus dans ce monde. Je plains les Troyennes, et les adieux d'Héctor de se présenter après la Tragédie d'Andromaque.
J'imagine que vous logez toujours avec votre digne compatriote le grand Abbé dans la rue st Pierre. J'y adresse ma lettre, et je vous souhaite à tous deux des années longues et heureuses, éxemptes de coliques, de sciatiques, et de toutes les misères rassemblées sur mon pauvre individu. Je vous embrasse tendrement.
V.