1765-11-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Benjamin de Laborde.

Savez vous, Monsieur, combien vôtre Lettre me fait d'honneur et de plaisir?
Voicy donc le temps où les morts ressuscitent. On vient de rendre la vie à je ne sais quelle Adélaïde enterrée depuis plus de trente ans; vous voulez en faire autant à Pandore; il ne me manque plus que de me rajeunir. Mais Mr Tronchin ne fera pas ce miracle, et vous viendrez à bout du vôtre. Pandore n'est pas un bon ouvrage, mais il peut produire un beau spectacle, et une musique variée, il est plein de duo, de Trio, et de chœurs. C'est d'ailleurs un opéra philosophique qui devrait être joué devant Bayle et Diderot; il s'agit de l'origine du mal moral et du mal phisique. Jupiter y joue d'ailleurs un assez indigne rôle; il ne lui manque que ses deux tonneaux. Un assez médiocre musicien nommé Royer avait fait prèsque toute la musique de cette pièce bisare lorsqu'il s'avisa de mourir. Vous ne ressusciterez pas ce Royer, vous êtes plutôt homme à l'enterrer.

J'avoue, Monsieur, qu'on commence à se lasser du récitatif de Lully, parce qu'on se lasse de tout, parce qu'on sait par cœur cette belle déclamation notée, parce qu'il y a peu d'acteurs qui sachent y mettre de l'âme; mais celà n'empêche pas que cette déclamation ne soit le ton de la nature, et de la plus belle expression de nôtre langue. Ces récits m'ont toujours paru fort supérieurs à la psalmodie italienne; et je suis comme le sénateur Pococurante qui ne pouvait souffrir un châtré faisant d'un air gauche le rôle de Cesar ou de Caton. L'opéra italien ne vit que d'ariettes et de fredons, c'est le mérite des Romains d'aujourd'hui, la grand-messe et les operas font leur gloire. Ils ont des faiseurs de double croches, aulieu de Cicerons et de Virgiles, leurs voix charmantes ravissent tout un auditoire en a, en e, en i, et en o.

Je suis persuadé, Monsieur, qu'en unissant ensemble le mérite français et le mérite italien, autant que le génie de la langue le comporte, et en ne vous bornant pas au vain plaisir de la difficulté surmontée, vous pourez faire un excellent ouvrage sur un très médiocre canevas. Il y a heureusement peu de récitatif dans les quatre premiers actes, il parait même se prêter aisément à être mesuré, et coupé par des ariettes.

Aureste, si vous voulez vous amuser à mettre le péché originel en musique, vous sentez bien, Monsieur, que vous serez le maître d'arranger le jardin d'Eden tout comme il vous plaira, coupez, taillez mes bosquets à vôtre fantaisie, ne vous gênez sur rien. Je ne sais plus quelle Dame de la cour en écrivant en vers au Duc d'Orléans Régent, mit à la fin de sa Lettre, Alongez les trop courts, et rognez les trop longs, vous les trouverez tous fort bons.

Vous écourterez donc, Monsieur, tout ce qui vous plaira, vous disposerez de tout. Le poëte d'opera doit être très humblement soumis au musicien. Vous n'aurez qu'à me donner vos ordres, et je les éxécuterai comme je pourai. Il est vrai que je suis vieux et malade, mais je ferai des efforts pour vous plaire, et pour vous mettre bien à vôtre aise.

Vous me faittes un grand plaisir de me dire que vous aimez mr Thomas; un homme de vôtre mérite doit sentir le sien. Il a une bien belle imagination guidée par la philosophie, il pense fortement, il écrit de même. S'il ne voiageait pas actuellement avec Pierre le grand, je le prierais d'animer Pandore de ce feu de Promethée dont il a une si bonne provision, mais la vôtre vous suffira. Le peu que j'en avais n'est plus que cendres — souflez dessus, et vous en ferez peut être sortir encor quelques étincelles. Si j'avais autant de génie que j'ai de reconnaissance de vos bontés je ressemblerais à l'auteur d'Armide ou à celui de Castor et de Pollux.

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux, Mr