1768-01-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Ami vrai, et poëte philosophe, ne vous avais-je pas bien dit que le Lecteur ne serait jamais l'aprobateur? et qu'il éluderait tous les moiens de me plaire, malgré tous les moiens qu'il a trouvéz de plaire?
Ne trouvez vous pas qu'il cite bien à propos feu Mr Le Dauphin, qui sans doute reviendra de l'autre monde pour empêcher qu'on ne mette des doubles croches sur la mâchoire d'âne de Samson? Ah mon fils, mon fils! la petite jalousie est un caractère indélébile.

Mr Le Duc De Choiseul n'est pas je crois musicien, c'est la seule chose qui lui manque; mais je suis persuadé que dans l'occasion il protègerait la mâchoire d'âne de Samson contre les mâchoires d'ânes qui s'oposeraient à ce divertissement honnête. Ut ut est. Il faut une terrible musique pour ce Samson qui fait des miracles de diable, et je doute fort que le ridicule mélange de la musique italienne avec la française, dont on est aujourd'hui infatué, puisse parvenir aux beautés vraies, mâles et vigoureuses, et à la déclamation énergique que Samson éxige dans les trois quarts de la pièce. Par ma foi la musique italienne n'est faite que pour faire briller des châtrés à la chapelle du Pape. Il n'y aura plus de génie à La Lully pour la déclamation; je vous le certifie dans l'amertume de mon cœur.

Revenons maintenant à Pandore. Oui, vous avez raison mon fils, le bonhomme Promethée fera une fichue figure, soit qu'il assiste au batême de Pandore sans dire mot, soit qu'il aille comme un valet de chambre chercher les jeux et les plaisirs pour donner une sérénade à l'enfant nouveau né. Le cas est embarassant; et je n'y sais plus d'autre remède que de lui faire notifier aux spectateurs, qu'il veut jouïr du plaisir de voir le premier dévelopement de l'âme de Pandore, suposé qu'elle ait une âme.

Cela posé, je voudrais qu'après le chœur, Dieu d'amour quel est ton empire, Prométhée dit en s'adressant aux nimphes et aux demi dieux de sa connaissance qui sont sur le théâtre,

Observons ses appas naissants,
Sa surprise, son trouble et son premier usage
Des célestes présents
Dont l'amour a fait son partage.

Après ce petit couplet, qui me parait tout à fait à sa place, le bon homme se confondrait dans la foule des petits demi Dieux qui sont sur le théâtre, et ce serait à ce qu'il me semble une surprise assez agréable de voir Pandore le démêler dans l'assemblée des silvains et des faunes comme Marie Thérèse, beaucoup moins spirituelle que Pandore reconnut Louïs 14 au milieu de ses courtisans.

Il faut que je vous parle actuellement, mon cher ami, de la musique de Mr De La Borde. Je me souviens d'avoir été très content de ce que j'entendis, mais il me parut que cette musique manquait en quelques endroits de cette énergie et de ce sublime que Lully et Rameau ont seuls connu, et que l'opéra comique n'inspirera jamais à ceux qui aiment il gusto grande.

Mes tendres compliments à Eudoxie; mes respects à Maxime et à l'ambassadeur. Assurez le bon vieillard père d'Eudoxie que je m'intéresse fort à lui.

J'ai toujours sur le cœur la barbarie qu'on a eue de m'accuser, moi pauvre vieillard, enseveli dans la neige, d'avoir voulu troubler le ménage de Mr Dorat, avec une belle actrice de l'opéra dont j'ignore le nom et les talents. Cette calomnie est infâme; il faut avouer que les hommes sont bien méchants.

Maman vous aime de tout son cœur; aussi fais je, et toutes les puissances ou impuissances de mon âme son[t] à vous.

V.