1736-02-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon cher amy quelque vivacité d'imagination qu'ait le petit Lamare je suis bien sûre qu'il ne vous a point dite combien je suis pénétré de tout ce que vous avez fait pour nos Américains.
Vous avez servy de père à mes enfans. L'obligation que je vous en ait est un plaisir plus sensible pour moy que le succès de ma pièce. J'attends avec impatience les détaills que vous m'en apprendréz. Le divin Mr Dargental m'en a déjà apris de bonnes. Le petit Lamare étoit si emû du gain de la victoire qu'il savoit à peine ce qui s'étoit passé dans le combat. Il m'a dit en général que Lefranc avoit été battu et que vous chantiez le te deum. Mandéz moi je vous prie si Mr de la Popliniere est content, car ce n'est qu'un de profundis qu'il faut chanter si je n'ais pas son sufrage. Je croit que le petit Lamare mériteroit à présent son indulgence et sa protection. Il m'a pu avoir une ferme envie d'être honnête homme et sage. On a été fort content de luy à Sirey. Il ne peut rien faire de mieux que de vous voir quelque fois, et de prendre vos avis.

Je n'ay pu avoir de privilège pour Jule Cæsar. Il n'y aura qu'une permission tacite. Cela me fait trembler pour Samson. Les héros de la fable et de l'histoire semblent être icy en pays ennemy.

Malgré cela j'ay travaillé à Samson dès que j'ay su que nous avions gagné la bataille au Perou, mais il faut que Rameau me seconde, et qui ne se laisse point assommer par touttes les mâchoires d'âne qu'ils luy parlent. Peut être que mon dernier succès luy donnera quelque confiance en moy. J'ay examiné la chose très mûrements. Je ne veux point donner dans les lieux communs. Samson n'est point un sujet susceptible d'une amour ordinaire. Plus on est accoutumé à ces intrigues qui sont toutes les mêmes sous des noms diférents, plus je veut les éviter. Je suis très fortement persuadé que l'amour dans Samson ne doit être qu'un moyen et non la fin de l'ouvrage. C'est luy et non pas Dalila qui doit intéresser. Cela est si vray que si Dalila paroissoit au cinquième acte, elle n'y feroit qu'une figure Ridicule. Cet opéra rempli de spectacle, de majesté et de terreur ne doit admettre l'amour que comme un divertissement. Chaque chose a son caractère propre. En un mot je vous conjure de me laisser faire de l'opéra de Samson, une tragédie dans le goût de l'antiquité.

Je répond à Mr Rameau du plus grand succès, s'il veut joindre à sa belle musique quelques aires dans un goût italien mitigé. Qu'il réconcilie l'Italie et la France. Encouragéz le je vous prie à ne pas laisser inutile une musique si admirable. Je vous enveray incessamment l'opéra tel qu'il est. Je suis comme une homme qui a des procéz à tous les tribunaux. Vous estes mon avocat, Pollion est mon juge, tâchez de me faire gagner ma cause auprès de luy. Je ne vous escrit point de ma main parceque je suis un peu indisposé. Adieu charmant et unique amy.

V.