A Cirey, 6 février [1736]
Vous m'avez écrit, non une lettre, mais un livre plein d'esprit et de raison. Faut il que je n'y réponde que par une courte lettre qu'un peu de maladie m'empêche encore d'écrire de ma main? Si vous voyez mm. de Pontde-Vesle et d'Argental, dont les bontés me sont si chères, dites leur que c'est moi qui ai perdu ma mère. Ce premier devoir rendu, dites bien à Pollion que les louanges du public sont, après les siennes, ce qu'il y a de plus flatteur. J'ai lu l'épître charmante de mon saint Bernard. Je n'ai encore ni le temps ni la santé de lui répondre. Il a fallu écrire vingt lettres par jour, retoucher les Américains, corriger Samson, racommoder l'Indiscret. Ce sont des plaisirs, mais le nombre accable et épuise. Le plus grand de tous a été de faire l'épître dédicatoire à madame la marquise du Châtelet, et un discours que je vous adresserai à la fin de la tragédie.
Je vous envoie la dédicace; l'autre discours n'est pas encore fini. Dites moi d'abord votre avis sur cette dédicace de mon temple; elle n'est pas digne de la déesse. C'était à Locke à lui dédier l'Entendement humain, et je dis bien: Domina, non sum dignus, sed tantum dic verbum.
Après avoir eu la permission de m. et madame du Châtelet de leur rendre cet hommage, il faut encore que le public le trouve bon. Examinez donc ce petit écrit scrupuleusement; pesez en les paroles. J'ose supplier m. de la Poplinière de se joindre à vous, et de vouloir bien me donner ses avis; si vous me dites tous deux que la chose réussira, je ne craindrai plus rien. J'envoie aujourd'hui aux comédiens les corrections de l'Indiscret; je les prie en même temps de souffrir, pour le plaisir du public et pour leur avantage, que le public voie mademoiselle Dangeville en culotte.
Je leur envoie aussi quelques changements pour le quatrième acte d'Alzire, vous en trouverez ici la copie; ils me paraissent nécessaires; ce sont des charbons que je jette sur un feu languissant. Je vous supplie d'encourager Zamore et Alzire à se charger de ces nouveautés.
Je ferai tenir, par la première occasion, l'opéra de Samson; je viens de le lire avec madame du Châtelet, et nous sommes convenus l'un et l'autre que l'amour, dans les deux premiers actes, ferait l'effet d'une flûte au milieu des tambours et des trompettes. Il sera beau que deux actes se soutiennent sans jargon d'amourette dans le temple de Quinault. Je maintiens que c'est traiter l'amour avec le respect qu'il mérite que de ne le pas prodiguer et ne le faire paraître que comme un maître absolu. Rien n'est si froid quand il n'est pas nécessaire. Nous trouvons que l'intérêt de Samson doit tomber absolument sur Samson, et nous ne voyons rien de plus intéressant que ces paroles:
De plus, les deux premiers actes seront très courts, et la terreur théâtrale qui y règne sera pour la galanterie des deux actes suivants, ce qu'une tempête est à l'égard d'un jour doux qui la suit. Encouragez donc notre Rameau à déployer avec confiance toute la hardiesse de sa musique. Vous voilà, mon cher ami, le confident de toutes les parties de mon âme, le juge et l'appui de mes goûts et de mes talents. Il ne me manque que celui de vous exprimer mon amitié et mon estime. Dès que j'aurai un quart d'heure à moi, je vous enverrai des fragments de l'histoire du siècle de Louis XIV, et un autre ouvrage aussi innocent que calomnié.
Je voudrais bien pouvoir convertir monsieur le garde des sceaux. Les persécutions que j'ai essuyées sont bien cruelles. Je me plaindrais moins de lui si je ne l'estimais pas. J'ose dire que s'il connaissait mon cœur il m'aimerait, si pourtant un ministre peut aimer.