1736-02-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Le succès de mes Américains est d'autant plus flatteur pour moi, mon cher monsieur, qu'il justifie votre amitié pour ma personne & votre goût pour mes ouvrages.
J'ose vous dire que les sentiments vertueux qui sont dans cette pièce, sont dans mon cœur, & c'est ce qui fait que je compte beaucoup plus sur l'amitié d'une personne comme vous dont je suis connu, que sur les suffrages d'un public toujours inconstant qui se plaît à élever des idoles pour les détruire, & qui depuis longtemps passe la moitié de l'année à me louer & l'autre à me calomnier. Je souhaiterais que l'indulgence avec laquelle cet ouvrage vient d'être reçu, pût encourager notre grand musicien Rameau à reprendre en moi quelque confiance & à achever son opéra de Samson sur le plan que je me suis toujours proposé. J'avais travaillé uniquement pour lui. Je m'étais écarté de la route ordinaire dans le poème que parce qu'il s'en écarte dans sa musique. J'ai cru qu'il était temps d'ouvrir une carrière nouvelle à l'opéra. Comme sur la scène tragique les beautés de Quinault & de Lully sont devenues des lieux communs, il y aura peu de gens assez hardis pour conseiller à mr Rameau de faire de la musique pour un opéra dont les deux premiers actes sont sans amour; mais il doit être assez hardi pour se mettre au dessus du préjugé. Il doit m'en croire & s'en croire lui même. Il peut compter que le rôle de Samson, joué par Chasse, fera autant d'effet au moins que celui de Zamore, joué par Du Fresne. Tâchez de persuader cela à cette tête à doubles croches. Que son intérêt & sa gloire l'encouragent; qu'il me promette d'être entièrement de concert avec moi; surtout qu'il n'use pas sa musique en la faisant jouer de maison en maison; qu'il orne de beautés nouvelles les morceaux que je lui ai faits. Je lui enverrai la pièce quand il le voudra, mr de Fontenelle en sera l'examinateur. Je me flatte que mr le prince de Carignan la protègera & qu'enfin ce sera de tous les ouvrages de ce grand musicien celui qui, sans contredit, lui fera le plus d'honneur.

A l'égard de mr de Marivaux, je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère & dont j'estime l'esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d'humanité & d'indépendance dans lequel j'ai trouvé, avec plaisir, mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché & des sujets plus nobles. Mais je suis bien loin de l'avoir voulu désigner en parlant des comédies métaphysiques. Je n'entends par ce terme que ces comédies où l'on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques propres tout au plus pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d'après la nature. Ce n'est pas, ce me semble, le défaut de monsieur de Marivaux. Je lui reprocherai au contraire de trop détailler les passions & de manquer quelquefois le chemin du cœur, en prenant des routes un peu trop détournées. J'aime d'autant plus son esprit que je le prierais de le moins prodiguer! Il ne faut point, qu'un personnage de comédie songe à être spirituel, il faut qu'il soit plaisant malgré lui & sans croire l'être. C'est la différence qui doit être entre la comédie & le simple dialogue. Voilà mon avis, mon cher monsieur; je le soumets au vôtre.

J'avais prêté quelque argent à feu mr de la Clède, mais sans billet. Je voudrais en avoir perdu dix fois davantage & qu'il fût en vie. Je vous supplie de m'écrire tout ce que vous apprendrez au sujet de mes Américains. Je vous embrasse tendrement.

Qu'est devenu l'abbé Desfontaines? Dans quelle loge a-t-on mis ce chien qui mordait ses maîtres? Hélas! je lui donnerais encore du pain, tout enragé qu'il est. Je ne vous écris point de ma main, parce que je suis un peu malade. Adieu.