[c. December 1733]
Je vous ai déjà dû convaincre mon cher Rameau que je n'ai travaillé au poème de Samson que pour votre réputation et pour votre avantage.
Je n'attends assurémt aucune gloire de mon travail; je n'ai craint que le désagrément d'un mauvais succès. Votre musique est admirable, mais cela même vous fait des ennemis et des ennemis cruels. Je devrais en avoir moins que vous si on en a à proportion des talents. Cependant les miens ont poussé la calomnie jusqu’à dire qu'il y a des impiétés dans Samson. J'aurai de plus à essuyer les préjugés du public. On s'accommodera peut-être mal d'une héroïne d'opéra qui n'est point amoureuse, cependant que mes calomnïateurs disent que mon ouvrage est impie, le parterre le trouvera peut-être trop sage et trop sévère, il se rebutera de voir l'amour traité seulement de séduction sur un théâtre où il est toujours consacré comme une vertu. Mon poème de Samson est plutôt une faible esquisse d'une tragédie dans le goût des anciens avec des chœurs qu'un opéra avec des fêtes. Je n'ai point du tout à ce que je crois le talent des vers lyriques, c'est une harmonie particulière que j'ai peur de n'avoir point saisie. Je suis surtout incapable de faire un orologue passable et j'aurais plutôt fait un chant d'un poème épique que je n'aurais rempli des canevas. Ce sont là monsieur les raisons qui me faisaient reculer mais vos lettres réitérées me pressent avec tant d'instance et vous êtes tellement persuadé qu'il y va de votre intérêt de donner votre opéra cet hiver qu'il faut bien que je vous sacrifie toutes mes répugnances.
Je voudrais pouvoir vous abandonner toute la rétribution de cet opéra et je vous croirais encore bien mal payé, mais ayant destiné la moitié de ce qui devait m'en revenir à un homme de lettres qui est dans le besoin, je vous prie de partager avec lui. D'ailleurs, vous êtes l'unique maître de tout. Faites représenter votre opéra dès que vous le pourrez. Obtenez la permission de mr le prince de Carignan. Il vous la doit puisqu'il vous protège et qu'il connaît le mérite, et c'est à vous à nous donner sous ses auspices des opéras que l'Italie puisse nous envier. Mr Berger, qui est auprès de lui, se fera je crois un mérite de vous être utile. Je le trouve heureux de pouvoir favoriser des talents comme les vôtres et moi bien malheureux de les servir si mal. Je puis au moins en vous donnant un poème si médiocre vous donner un bon conseil, c'est de ne montrer ni mes vers ni votre musique à personne de peur des critiques et des louanges outrées. Conservez l'ouvrage pour le public dans toute sa nouveauté. S'il réussit la gloire en sera à vous, s'il tombe ce sera à moi que je m'en prendrai.