1735-12-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Au nom de Rameau ma froide veine se réchauffe, monsieur.
Vous me dites qu'il a besoin de quelque guenille pour faire exécuter des morceaux de musique chez monseigneur le prince de Carignan. Voici de mauvais vers; mais tels qu'il les faut, je crois, pour faire briller un musicien. S'il veut broder de son or cette étoffe grossière, la voici.

Fille du ciel, ô charmante harmonie,
Descendez, venez briller dans nos concerts.
La nature imitée est par vous embellie.
Fille du ciel, reine de l'Italie,
Vous commandez à l'univers.
Brillez divine harmonie,
C'est vous qui nous captivez.
Par vos chants vous vous élevez
Dans le sein du dieu du tonnerre.
Vos trompettes & vos tambours
Sont la voix du dieu de la guerre.
Vous soupirez dans les bras des amours.
Le sommeil caressé des mains de la nature
S'éveille à votre voix.
Le badinage avec tendresse
Respire dans vos chants, folâtre sous vos doigts.
Quand le dieu terrible des armes
Dans le sein de Vénus exhale ses soupirs,
Vos sons harmonieux, vos sons remplis de charmes,
Redoublent leurs désirs,
Pouvoir suprême,
L'amour lui même
Te dois des plaisirs.
Fille du ciel, ô charmante harmonie! &c.

Il me semble qu'il y a là un rinbombo de paroles & une variété sur laquelle tous les caractères de la musique peuvent s'exercer. Si Orphé Rameau veut couvrir cette misère de doubles croches, ella padrone, pourvu qu'on ne me nomme point.

S'il avait demandé m. de Fontenelle ou quelque autre honnête homme pour examinateur, il aurait fait jouer Samson & je lui aurais fait tous les vers qu'il aurait voulu. Peut-être en est il temps encore? Quand il voudra je suis à son service. Je n'ai fait Samson que pour lui. Je partageais le profit entre lui & un pauvre diable de bel esprit. Pour la gloire, elle n'eût point été partagée; il l'aurait eue tout entière.

Ecrivez moi souvent: vos lettres valent mieux que de l'argent & de la gloire. Vous êtes le plus aimable correspondant du monde, bon ami de près & de loin. Je vous embrasse & suis à vous pour la vie.

P. S. Qu'est ce qu'une estampe de moi, qui se vend chez Odievres? Voyez cela, je vous prie; j'en ferai venir pour le bailli du village, au cas que cela soit ressemblant.

Vous m'avez parlé d'une gravure où j'ai l'honneur d'être avec le berger, le philosophe, le galant Fontenelle. J'aimerais mieux cette gravure que l'estampe. Etant derrière Fontenelle, on est sûr d'être au moins regardé; mais étant seul, on ne m'ira point déterrer. Vale.