ce 3 novbre [1735] à Cirey
Nous avons icy le marquis Argalotti, jeune homme qui sait les langues et les mœurs de tous les pays, qui fait des vers comme l'Arioste, et qui sait son Loke et son Newton. Il nous lit des dialogues qu'il a faits sur des parties intéressantes de la philosophie. Moy qui vous parle j'ay fait aussi mon petit cours de métaphisique, car il faut bien se rendre compte à soy même des choses de ce monde.
Nous lisons quelques chants de Jeanne la pucelle, ou une tragédie de ma façon, ou un chapitre du siècle de Louis 14. De là nous revenons à Neuton et à Loke, non sans vin de champagne, et sans excellente chère, car nous sommes des philosophes très voluptueux et sans cela nous serions bien indignes de vous et de votre aimable Pollion. Voylà un compte assez exact de ma vie. Voylà ce qui fait mon cher Tiriot que je ne suis point avec vous. Mais comptez que ma vie en est plus douce en sachant combien la vôtre est agréable. Mon bonheur fait bien ses compliments au vôtre. Faites ma cour à ce charmant bienfaicteur.
Je luy ay tout au moins autant d'obligations que vous en avez à mr de la Popeliniere. Ce qu'elle a fait pour moy dans l'indigne persécution que j'ay essuiée, et la manière dont elle m'a servi m'attacheroit à son char pour jamais, si les lumières singulières de son esprit, et cette supériorité qu'elle a sur touttes les femmes ne m'avoit déjà enchainé. Vous savez si mon cœur connoît l'amitié; jugez quel attachement infini je dois avoir pour une personne dans qui je trouve de quoy oublier tout le monde, auprès de qui je m’éclaire tous les jours, à qui je dois tout. Mon respect et ma tendre amitié pour elle sont d'autant plus forts que le public l'a indignement traittée. On n'a connu ny ses vertus ny son esprit supérieur. Le public étoit indigne d'elle.
Vous m'allez dire qu'en vivant dans le sein de l'amitié, et de la philosofie je devrois ne point sentir ces piquures d’épingle de l'abbé des Fontaines, et ces calomnies dont on m'a noirci. Non mon amy. Du même fonds de sensibilité que j'idolâtre le mérite et les bontez de made Duchatelet, je suis sensible à l'ingratitude, et je voudrois qu'un homme témoin de tant de vertus, ne fût point calomnié. Arrangez tout pour le mieux avec L'abbé Prevost. Je luy auray une véritable obligation. J'ay peur seulement que cette scène traduitte de Shakespear ne soit imprimée dans d'autres journaux. J'ay peur même que l'abbé Asselin ne l'ait donnée à l'abbé des Fontaines. Mais ne pouriez vous pas parler ou faire parler à l'abbé Desf. même? ne luy reste t'il aucune pudeur? Je vous avertis qu'on va imprimer le Jules Cesar à Amsterdam. J'y enverray le manuscrit correct. Après cela il faudra bien qu'il paraisse en France. On prépare en Hollande une nouvelle édition, de mes folies en prose et en vers. Voicy encore de la besogne pour moy. Il faut que je passe le rabot sur bien des endroits, il faut assomer mon imagination par un travail pénible. Mais ce n'est qu’à ce prix qu'on peut faire quelque honneur à son pays. Labor improbus omnia vincit. Si ceux qui sont à la tête des spectacles aiment assez les baux arts pour protéger notre grand musicien Ramau, il faudra qu'il donne son Samson. Je luy feray tous les vers qu'il y voudra. Mais il auroit besoin d'un peu de protection. Que dites vous d'un nommé Hardion à qui on avoit donné Samson à examiner, et qui a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher qu'on ne le jouast? Nous avons besoin d'un examinateur raisonable, mais surtout que Ramau ne s'effarouche point des critiques. La tragédie de Samson doit être singulière, et dans un goust tout nouvau comme sa musique. Qu'il n’écoute point les censeurs. Savez vous bien que mr de Richelieu a trouvé sa musique détestable? Hélas mr de Richelieu l'a eü chez luy sans le connaitre. Adieu, écrivez moy.
V.