1767-12-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Mon cher enfant, mon cher ami, mon cher confrère, je ne me connais pas trop en C sol ut, et en f ut fa.
J'ai l'oreille dure, je suis un peu sourd; cependant je vous avoue qu'il y a des airs de Pandore qui m'ont fait beaucoup de plaisir. J'ai retenu par éxemple, malgré moi,

Ah! vous avez pour vous la grandeur et la gloire.

D'autres airs m'ont fait une grande impression et laissent encor un bruit confus dans le timpan de mon oreille.

Pourquoi sait on par cœur les vers de Racine? C'est qu'ils sont bons. Il faut donc que la musique retenue par les ignorants soit bonne aussi. On me dira que chacun sait par cœur,

J'appelle un chat un chat et Rolet un Fripon.
Aimez vous la muscade? On en a mis partout,
etca

Ce sont des vers du pont neuf et cependant tout le monde les sait par cœur. Que la pluspart des ariettes de Lully sont des airs du pont neuf et des barcarolles de Venise, d'acord. Aussi ne les a t-on pas retenus comme bons, mais comme faciles. Mais pour peu qu'on ait de goût on grave dans sa mémoire tout l'art poëtique, et quatre actes entiers d'Armide. La déclamation de Lully est une mélopée si parfaitte que je déclame tout son récitatif en suivant ses nottes, et en adoucissant seulement les intonations; je fais alors un très grand éffet sur les auditeurs, et il n'y a personne qui ne soit ému. La déclamation de Lully est donc dans la nature, elle est adaptée à la langue, elle est l'expression du sentiment.

Si cet admirable récitatif ne fait plus aujourd'hui le même éffet que dans le beau siècle de Louïs 14, c'est que nous n'avons plus d'acteurs, nous en manquons dans tous les genres, et de plus les ariettes de Lully ont fait tort à sa mélopée, et on punit son récitatif de la faiblesse de ses symphonies. Il faut convenir qu'il y a bien de l'arbitraire dans la musique. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a dans la Pandore de Mr De La Borde des choses qui m'ont fait un plaisir extrême.

J'ai d'ailleurs de fortes raisons qui m'attachent à cette Pandore. Je vous demanderai surtout de faire une bonne brigue, une forte cabale pour qu'on ne retranche point,

O Jupiter, ô fureurs inhumaines!
Eternel persécuteur
De l'infortune créateur,
etca,

et non pas de l'infortuné comme on l'a imprimé. Cela est très janséniste, parconséquent très ortodoxe dans le temps présent; ces bougres font Dieu auteur du péché, je veux dire à l'opéra. Ce petit blasphême sied d'ailleurs à merveille dans la bouche de Prométhée qui après tout était un très grand seigneur, fort en droit de dire à Jupiter ses vérités.

Si vous recevez des Jansénistes dans vôtre académie, tout est perdu, ils vont inonder la face de la France. Je ne connais point de secte plus dangereuse et plus barbare. Ils sont pires que les presbitériens d'Ecosse. Recommandez les à mr D'Alembert, qu'il fasse justice de ces monstres ennemis de la raison, de l'état et des plaisirs.

Je plains beaucoup mlle Durancy s'il est vrai qu'elle ait la voix dure et les fesses molles; on dit que Mlle Dubois a un très beau cu; elle devait se contenter de cet avantage, et ne pas falsifier ma Lettre pour faire abandonner le tripot de la Comédie à cette pauvre enfant. Ce n'est pas là un tour d'honnête fille, c'est un tour de prêtre; mais si elle est belle, si elle est bonne actrice, il faut tout lui pardonner. Mr Le Duc De Duras a constaté ce petit artifice, mais il est fort indulgent pour les belles, ainsi qu'on doit l'être; il a établi une petite école de déclamation à Versailles.

Puissiez vous avoir des acteurs pour vôtre Empire romain! Je m'intéresse à vôtre gloire comme un père tendre. Je vous aimerai vous et les beaux arts jusqu'au dernier moment de ma vie. Maman est de moitié avec moy.

V.