à Beringhem ce 4 [Juin 1739]
Je reçois la lettre dont votre Excellence m'honore du 28 may.
Je ne savois pas un mot de ce que vous avez vu dans la gazette d'Amsterdam. Nous sommes icy monsieur dans un pays barbare, ou du moins qui l'a toujours été jusqu'à ce qu'Emilie en soit devenue la souveraine. La gazette de Hollande n'y est pas même connue.
Si vous pouviez donc monsieur faire entendre à m. Heraut que je n'ay aucune part à la publication du désaveu, que je m'en suis toujours tenu à ses bontez, que j'ay suprimé même tout ce que j'avois fait en ma deffense, et que j'espère encore plus que jamais qu'il forcera l'abbé Desfontaines à publier son désaveu dans ses observations, vous achèveriez bien dignement cette négociation.
Il est vray que Roussau ayant fait le 10 may un voiage à Amsterdam, exprès pour y faire imprimer le libelle de Desfontaines, Le gazetier de Hollande m'a rendu un très grand service en donnant ce contrepoison; mais encor une fois, je n'ay apris ce service que par vous.
Puisque vous aimez les odes, o et præsidium et dulce decus meum, vous en aurez donc. Mandez moi seulement si vous avez l'ode sur la superstition, celle sur l'ingratitude, celle sur le voiage des académiciens. Mais je vous en prie n'allez pas préférer, une déclamation vague d'une centaine de vers, à une tragédie dans la quelle il faut créer, conduire, intriguer et dénouer une action intéressante, ouvrage d'autant plus difficile que les sujets sont plus rares, et qu'il demande une plus grande connaissance du cœur humain. Il est vray que puisque ce spectacle est représenté et vu par des hommes et par des femmes, il faut absolument de L'amour. On peut s'en sauver tristement une ou deux fois mais naturam expellas furca tamen ipsa redibit. Que diront de jeunes actrices, qu'entendront de jeunes femmes s'il n'est pas question D'amour? On joue souvent Zaire parce qu'elle est tendre, on ne joue point Brutus par ce que cette pièce n'est que forte. Ne croyez point que ce soit Racine qui ait introduit cette passion au téâtre, c'est luy qui l'a le mieux traittée, mais c'est Corneille qui en a toujours défiguré ses ouvrages. Il n'a presque jamais parlé d'amour qu'en déclamateur et Racine en a parlé en homme.
Promettez moy un secret de ministre, et j'aurai l'honneur d'envoyer à Lisbonne plus d'une tragédie à condition que vous luy donnerez la préférence sur les odes.
Nous n'avons point encore reçu l'essai politique dont vous nous favorisez. Il faut le faire adresser à Bruxelles, et il nous sera fidèlement rendu chez nos Algonquins.
Vous avez grande raison, monsieur, sur notre récitatif. On peut faire de la symphonie italienne; on le doit même. Mais on ne doit déclamer à Paris qu'en français, et le récitatif est une déclamation. C'est presque toujours au reste la faute du poète quand le récitatif ne vaut rien, car peut on bien déclamer de mauvaises paroles?
J'avois fait il y a quelques années des paroles pour ce Ramau qui probablement n'étoient pas trop bonnes, et qui d'ailleurs parurent à de grands ministres avoir le défaut de mesler le profane avec le sacré. J'ose croire encor que malgré le faible des paroles, cet opera étoit le chef d'œuvre de Ramau, il y avoit surtout un certain contraste de guerriers qui venoient présenter des armes à Samson; et de putains qui le retenoient, lequel faisoit un effet fort profane et fort agréable. Si vous voulez je vous enverray encor cette guenille. Quant aux autres misères que vous avez vues dans le portefeuille d'un de vos amis, je puis vous assurer qu'il n'y en a peutêtre pas une qui soit de bon alloy, et si vous voulez m'en envoyer copie, je les corrigerai et j'y mettrai ce qui vous manque afin que vous ayez mes impertinences complètes.
Il y a trois mois que l'auteur de Mahomet second m'envoya son manuscrit. Je trouve qu'il faut beaucoup de génie pour faire porter une tragédie à un terrain si aride et si ingrat. La prétendue barbarie de Mahomet second, accusé d'avoir tué sa maîtresse pour plaire à ses janissaires est un conte des plus absurdes et des plus ridicules que les crétiens aient inventé. Cette sottise et toutes celles qu'on a débitées sur Mahomet second sont le fruit de la cervelle d'un moine nommé Bandelli. Ces gens là ne sont bons qu'à tout gâter.
Adieu monsieur, bon voyage, puissai-je avoir l'honneur de vous faire ma cour à votre retour. N'allez pas vieillir en Portugal. Ayez la bonté de me recommander en partant à Mr votre frère. Madame du Chastelet, entourée de barbares, va bientôt avoir la consolation de vous écrire, et moy je ne cesseray en aucun instant de ma vie de vous être attaché avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.
V.