1752-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, puisqu'il faut toujours de L'amour je leur en ay donné une bonne doze avec ma barbe grize.
J'en suis honteux mais j'avais ce reste de confitures et je l'ay abandonné aux enfans de Paris. Je suis saisi d'horreur de voir que vous n'avez point reçu ma réponseà la lettre où vous me recommandiez le chevalier de Mouhi. Cette réponse avec un petit billet pour ce Mouhi étaient dans un paquet adressé à madame Denis et le paquet étoit sous le couvert d'un homme plus opulent que vous, nommé Tirou de Mauregard, fermier général des postes, ami, je ne sçai comment, de ma nièce. Quand je L'apelle opulent, ce n'est pas qu'il ait huit cent mille livres de rente comme son confrère la Reiniere. Si ce paquet était égaré il faut que ma nièce mette toute son activité et tout son esprit à le retrouver. Vous sentez bien mon cher ange combien mon cœur me rapelle vers vous. Je feray, si je suis en vie un petit pélerinage dans mon ancienne patrie; ny vos ânes de Sorbonne qui osent examiner Buffon et Montesquieu, ny le grand âne de Mirepoix qui prétend juger des livres, ni votre avocat général d'Ormesson qui propose froidement au parlement d'examiner tout ce qui s'est imprimé depuis dix ans, ny une espèce d'inquisition qu'on veut établir en France, ny vos billets de confession, ne m'empêcheront de venir vous embrasser. Mais mon cher ange laissez moy achever la nouvelle édition du siècle, dont je suis obligé de corriger les feuilles. Je ne peux absolument interrompre cette édition commencée. Il y avait dans mon paquet qui me tient fort au cœur, une lettreà monsr Secousse sur ce siècle, et j'attends une réponse de M. Secousse pour un article important. Il est dur de travailler de si loin pour sa patrie, à un ouvrage qui devrait être fait dans son sein, mais tel est le sort de la vérité. Il faut qu'elle se tienne à quatre cent lieues quand elle veut parler.

Plût à dieu qu'on n'eût à craindre que la canaille des gens de lettres, mais la canaille des dévots, celle de la Sorbonne font plus de bruit et sont plus dangereuses. Le siècle a réussi auprès du petit nombre d'honnêtes gens qui l'ont lu, mais quand il sera dans les mains de Couturier, de Tamponet et du barbier de Boyer de Mirepoix, ils y trouveront des propositions téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie. Je ne demanderais pas à Paris la considération d'un sous fermier sans doute, mais je souhaiterais y être à l'abry de la persécution. Je me flatte que des amis tels que vous ne contribueront pas peu à disposer les esprits; à force d'entendre répéter par des bouches respectables qu'un homme qui a travaillé quarante ans, qui a soutenu la scène tragique, qui a fait le seul poème épique qu'ait la France, qui a tâché d'élever un monument à la gloire de son pays par le siècle de Louis 14, mérite au moins de vivre tranquile comme Montcriffe et Hardion, à force di-je d'entendre cette voix de la justice et de L'amitié, la persécution s'adoucit, et le fanatisme se lasse.

Ne pensons point encor à Zulime. Il ne faut pas surcharger le public. Le grand défaut de Zulime est qu'elle sçait trop tôt son malheur, et que le fade Ramire est au dessous de Bazajet. Songeons àprésent à donner Rome sauvée avec les changements. Il faudrait que Grandval prit le Rôle de Catilina, et que le Kien jouast César: cela donnerait quelques représentations. On aura peutêtre besoin de terribles intrigues pour cette nouvelle distribution de charges. On poura s'aider du crédit de Mr de Richelieu dans cette grande affaire.

Je vous embrasse tendrement mon très cher ange. Pour les comédies, je ne m'en mêleray pas. Je ne suis qu'animal tragique. Mes tendres respects à tous vos anges. Adieu o et præsidium, et dulce decus meum.

V.