à Paris ce 22 sept. [1767]
Avouez, mon cher & illustre maitre, que les pauvres mathématiciens à double courbure ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots; ces gens là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feroient le catéchisme du docteur Vernet, ou le journal chrétien; ils en font des papillotes, et en sont quittes après pour dire qu'ils les ont perdus.
Je ne trouve pas mauvais qu'ils se frisent, quoique leur Patriarche Calvin l'ait défendu; mais j'aimerais autant que ce fût avec la religion vengée du P. Hayer Récollet qu'avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore à leurs Perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourroient pas se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, & je vous recommande instamment mes intérêts en cette occasion.
Il est vrai que c'est l'oraison funèbre de Louis IX et non pas le Panégyrique de st Louis qui a été prêché à l'académie; mais l'ouvrage n'en était que meilleur; les d'Olivet & compagnie avoient déjà murmuré dez le matin; mais le murmure a augmenté le soir à st Roch où l'orateur a prêché le même panégyrique; il n'y a point d'horreurs et de faussetés que la canaille des Prêtres habitués n'ait dites à cette occasion; il est pourtant vrai que deux curés de Paris qui avoient assisté au sermon du matin, ont dit qu'ils étoient prêts à signer tout ce que le Prédicateur avait avancé contre les croisades et contre le Pape.
Il nous pleut ici de Hollande des ouvrages sans nombre contre l'infâme. C'est la Théologie portative, l'esprit du clerge, les Prêtres démasqués, le militaire Philosophe, le Tableau de l'esprit humain&c. &c. &c. Il semble qu'on ait résolu de faire le siège de l'infâme dans les formes, tant on jette de boulets rouges dans la place; il est vrai qu'elle ne sera pas sitôt prise; car c'est le feld-maréchal Riballier qui y commande, & qui a sous lui le Capitaine d'artilleurs Jean Gilles Larcher, & le colonel de Houzards Cogé pecus. Avec ces grands Généraux là, une ville assiégée doit tenir longtemps.
Priez dieu qu'il tire la Sorbonne & l'archevêque d'embarras au sujet de Belizaire. Ils ne savent plus comment s'y prendre pour faire paroitre leur censure; ils y avoient mis un grand article contre la tolérance; la cour, qui est sur cela dans des principes un peu différens de ces messieurs, et même, diton, le Parlement, tout intolérant qu'il est, leur ont fait dire qu'ils vouloient voir cet endroit de la censure avant qu'elle parût; on dit qu'ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons; figurez vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces animaux là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu'ils ont à dire; d'autres prétendent que l'article de la Tolérance sera supprimé. C'est ce qu'ils pourroient faire de mieux mais ils ne veulent pas qu'on dise qu'ils ont cédé ce quartier de la place; d'autres disent que la censure ne paroitra point du tout; ils feroient encore mieux; il est vrai qu'on se moquera d'eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passée; je sais de science certaine que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa doze d'opprobre assez complette, pour ne pas grossir davantage la pacotille.
Adieu, mon cher & illustre maitre; je vous recommande l'ouvrage de mathématique abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin; voulez vous bien remettre cette lettre à mr de La Harpe? J'écris par le même courier à Chabanon qui me paroit bien pénétré de reconnoissance et d'attachement pour vous; les expressions de son cœur à votre sujet m'ont d'autant plus attendri, que j'y retrouve les sentimens du mien. Vous ne sauriez croire combien il est sensible à l'intérêt que vous prenez à son ouvrage, & combien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour lui & à celle que vous avez pour moi; vous pouvez être bien sûr que vous obligez en lui l'âme la plus honnête & la plus reconnoissante. Il me mande, ainsi que mr de la Harpe (dont je ne vous parle point parce que je sais combien vous l'aimez et combien il en est digne) que vous avez été malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie; vos maladies font honte à la santé des autres. A propos vraiment, j'oublie de vous dire, car j'oublie tout, que je suis enchanté de l'Ingénu, quoique ce ne soit pas le neveu de l'abbé Bazin qui l'ait fait, comme il est évident dès la première page; on dit que c'est un petit fils de l'abbé Gordon, qui me paroit avoir très bien élevé cet enfant là. Les ennemis du P. Quesnel, qui n'aiment pas qu'on les voye ingénument tels qu'ils sont, ont si bien fait que l'ouvrage vient d'être défendu; il est vrai qu'il n'y en avoit eu que 3500 de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n'en aura. Ce petit fils de l'abbé Gordon est un fin courtisan; il a appris à ses semblables qu'avec un petit mot d'éloge, on fait passer bien de la contrebande. La recette est bonne sans doute, mais un peu difficile à avaler. Interum vale mon cher maitre. Je vous embrasse de tout mon cœur.