1767-05-12, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je crois, Mon cher Maître, vous avoir parlé dans ma dernière lettre d'une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Belisaire pour les condamner, liste qui est le comble de l'atrocité et de la bettise.
Cette canaille mouroit de peur que cette Liste ne se répandit avant la Censure: en conséquence les amis de Marmontell'ont fait imprimer, et frère D'Amilaville vous l'enverra; vous ne pourez pas en croire vos yeux, tant ces animaux là sont absurdes; je me flatte que le cri public va les faire rentrer dans la boue, et qu'ils n'oseront pas publier leur censure, tant la seule Liste des propositions les rendra d'avance odieux et ridicules.

Chabanon m'étonne et m'afflige beaucoup en m'apprenant que vous n'êtes pas content de sa pièce; je vous avoue qu'elle m'avoit fait beaucoup de plaisir, et qu'elle me paroissoit bien meilleure que dans le premier Etat, mais vous vous y connoissez mieux que moi; la seule chose que je vous demande, Mon cher maître, et que mon amitié pour Chabanon exige de la vôtre pour moi, c'est de vouloir bien donner à son ouvrage, pour le fond et pour les détails, toute l'attention possible; Chabanon le mérite en vérité, et par lui même, et par les sentimens qu'il a pour vous; l'intérêt que vous lui marquerez en cette occasion sera une nouvelle obligation que je vous aurai; car on ne sauroit lui être plus attaché que je le suis.

Voilà donc les jésuites chassés d'Espagne, et puis de France, grâce à l'abbé Chauvelin, et vraisemblablement bientôt de Naples et de Parme; on dit pourtant que Naples sera difficile, par ce qu'ils y ont à leurs ordres cent cinquante mille coquins. L'autre jour je déplorois leur triste sort, car au fond je suis bon-homme, quelqu'un me dit, Vous êtes bien bon de vous lamenter sur des hommes qui vous verroient brûler en riant; j'avoue que j'essuyai un peu mes larmes; ils me font pitié pourtant; O qu'il est doux de plaindre&c.

Adieu, mon cher et illustre confrère, je vous embrasse de tout mon cœur. Vous ne voulez donc pas dire au libraire de m'envoyer quelques exemplaires de l'ouvrage de mathématique? Ce sera de la moutarde après dîner. Vale, et me ama.

d'Alembert