1767-07-14, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'ai pas besoin de vous dire, ou plutôt de vous répéter, mon cher & illustre maitre, avec quel plaisir j'ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien voulu m'envoyer.
Vous connoissez mon avidité pour tout ce qui vient de vous, & il ne tiendroit qu'à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne faites. Je suis presque fâché quand j'apprends par le public que vous avez donné, sans m'en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la Tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appliquez si bien d'ailleurs. Il n'appartient qu'à vous de rendre ces deux fléaux du genre humain odieux & ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d'autant plus d'obligation, qu'on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de loin; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, & trop en garde contre les coups qu'on pourroit leur porter de trop près.

Les nouveaux soufflets que votre ami s'est essayé à donner aux jésuites & aux jansénistes ont bien de la peine à leur parvenir; ce seront vraisemblablement des coups perdus; il n'y a pas grand mal à cela, pourvu que les vérités qui accompagnent ces soufflets ne soient pas tout à fait inutiles; dites moi, je vous prie, à propos de cela, où en est la nouvelle édition de la destruction des jesuites? Pourriez vous, si elle est enfin achevée, m'en faire parvenir quelques exemplaires?

J'ai donné à mes petits gants d'Espagne une nouvelle façon qui leur procurera un peu plus d'odeur; je vous enverrai cela au premier jour par frère d'Amilaville. Que dites vous en attendant, de ces pauvres diables là, qui courent la mer sans pouvoir trouver azyle? On seroit presque tenté d'en avoir pitié, si on n'étoit pas bien sûr qu'en pareil cas ils n'auroient pitié ni d'un janséniste ni d'un philosophe; j'écrivois ces jours passez à votre ancien disciple que j'étois persuadé que s'il chassoit jamais les jesuites de Silésie, il ne tiendroit pas renfermées dans son cœur royal les raisons de leur expulsion. Je lui ai fait par la même occasion mes remerciemens au nom de la raison & de l'humanité, de ce qu'on peut espérer des grâces de sa part, quoiqu'on ait passé le chapeau sur la tête devant une procession de capucins, et qu'on ait chanté devant son perruquier & son laquais des chansons de bordel.

J'ignore qui est ce faquin de l'Archer qui a écrit sous les yeux du syndic Riballier contre la philosophie de l'histoire; mais je recommande très instamment ce syndic Riballier au neveu de l'abbé Bazin. Je lui donne ce syndic pour le plus grand fourbe & le plus grand maraud qui existe; Marmontel pourra lui en dire des nouvelles. Croiriez vous bien qu'il n'a pas été permis à ce dernier de se défendre à visage découvert contre ce coquin qui l'a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les coups d'épingle qu'il en a reçus par les mains d'un autre faquin nommé Coger, dit Cogé pecus, régent de Rhétorique au collège Mazarin dont Riballier est principal? Il faut que le neveu de l'abbé Bazin applique à ces deux drôles des soufflets qui les rendent ridicules à leurs écoliers même.

On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paroitre. Ce sera sans doute une pièce rare. En attendant, les 37 Vérités opposées aux 37 impiétés les ont couverts de ridicule et d'opprobre. On dit qu'ils désavoueront dans leur censure les 37 propositions condamnées; mais à qui en imposeront-ils? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon, & qu'elle étoit signée du syndic, qui à la vérité a essuyé sur ce sujet quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu'il n'eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée faculté.

Voulez vous bien remettre ce billet à mr de la Harpe? Nous avons pour l'Eloge de Charles v un concours nombreux; mais le jugement ne sera pas aussi long que je le croyois d'abord. Comme je sais l'intérêt que vous y prenez, je ne manqueroi pas de vous en mander le résultat dès que le prix sera donné, ce qui ne tardera pas. Nous avons une pièce excellente contre laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez vous pas bien ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en Théologie? J'ai fait l'impossible pour qu'on abolit ce plat usage; croiriez vous que j'ai été contredit sur ce point par des gens même qui auroient bien dû me seconder? L'Esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous proposons l'année prochaine l'Eloge de Molière, comme cela pourroit être, je suis persuadé que le public nous rira au nez quand nous annoncerons devant lui, qu'il faut que cet Eloge soit approuvé par deux prêtres de paroisse.

Je ne sais quand Marmontel reviendra des Eaux; on dit que la femme avec qui il y est allé, et qui comptoit mourir en chemin, pour éviter les prêtres, se porte beaucoup mieux, & reviendra peutêtre se remettre en leurs saintes mains cet hyver.

Je ne sais ce que c'est devenu Jean Jaques Rousseau, & je ne m'en inquiètte guères; on dit qu'il avoue ses torts avec mr Hume, ce qui me paroit bien fort pour lui; on dit même qu'il a changé de nom, ce que j'ai bien de la peine à croire.

A dieu, mon cher & illustre confrère; j'embrasse de tout mon cœur tous les habitans de Ferney, à commencer par vous. Ne m'oubliez pas, je vous prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale et me ama.