1767-10-08, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].

Me Voilà rendu Mon illustre maitre à la Philosophie et à l'amitié.
J'ai eu le plaisir de ramener ma malade en assez bon état. J'ai reçu en arrivant des marques de bonté de la reine de Suede et du prince Royal, désolantes pour la Sorbonne. La reine a fait faire une boete en aimail où sont représentés tous les tableaux de Belisaire. Son ministre me l'a remise avec deux mots de sa majesté plus précieux que le présent. J'ai reçu en même tems une lettre du prince Royal qu'on me permet de vous envoyer. Ce n'est pas à moi de la publier; mais vous lui trouverez sa place.

J'avois reçu à Aix la Chapelle Le joyeux conte de L'ingenu. Vous êtes un homme étonnant! et je commence à espérer que vous ne Vieillirez jamais. Ah, si la nature qui a fait pour vous tant d'autres prodiges, avoit fait encore Celui là, quel bonheur pour la philosophie! Le neveu de l'abbé Basin est encore un homme incroyable. J'ai ri comme un insensé en lisant cette deffense de son oncle. Toxotès a eu tort sans doute; mais quand il auroit eu raison, il seroit encore ridicule. Quelle arme que la plaisanterie dans les mains de ce bon neveu! Horrendum est incidere in manus domini; et je ne conçois pas comment les théologiens s'y exposent. A propos des Théologiens voilà enfin maitre Riballier et son valet Cogé traités comme ils le méritent. Cet excellent papier, le plus terrible qui ait paru en faveur de Belisaire, est inséré dans un recueil qui peut être assez curieux. Dès qu'il sera complet, j'aurai soin de vous le faire parvenir. La Sorbonne ne sait plus, dit on, où donner de la tête. Si elle renonce à donner son décret, elle se couvre de ridicule; si elle le donne, elle se couvre d'oprobre. Le gouvernement ne veut pas qu'elle touche à l'article de la tolérance. Chose remarquable, et digne d'être publiée par vous, pour quoi ne m'est il pas permis de publier aussi toutes les lettres que j'ai reçues? il y en a une du sénateur Mr le Comte de Scheffer (autrefois ambassadeur de la cour de Suede à la cour de France) qui Lui feroit autant d'honneur qu'à moi. En attendant son aveu pour la rendre publique voici celle du prince royal.

'Monsieur de Marmontel, je vous aurois remercié plutôt de l'excellent ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer, si je n'avois pas été retenu par des considérations dont vous êtes informé d'ailleurs. Les sufrages de toutes les nations ont déjà fixé la valeur de Belisaire, ainsi je ne vous en dis rien. Seulement je ne veux pas me taire sur ma renconnoissance particulière, d'autant plus grande que me situation et mon âge me mettent plus à portée de profiter des grandes leçons que vous donnez aux rois et à ceux qui sont destinés à l'être Si la Sorbonne vous condamne, vous êtes bien vengé par la voix publique qui condamne la Sorbonne. Après cela, le bien que produira votre ouvrage durera encore, lorsque la censure eclésiastique sera oubliée; et le plaisir d'avoir contribué au bonheur des hommes vaut mieux que celui d'avoir contenté quelques docteurs en théologie. Voilà, Monsieur, ce qui me paroit vous devoir consoler de la sorte de persécution que vous essuyez, pour avoir consacré vos talens à publier les vérités les plus utiles qui ayent jamais été dites, ou qui du moins jamais n'ont été dites avec plus de force, ni d'une manière plus convaincante. Si vous continuez comme je m'en flatte à étendre les lumières de notre siècle par vos travaux utiles, je vous prie de ne point oublier quelqu'un qui ne demande pas mieux que d'être instruit et qui dans ces sentimens sera toujours, Monsieur de Marmontel, votre bien affectionné

signé Gustave'.

Apostille de la main de la reine de Suede au bas de la lettre, de mr Gyllenstolpe secrétaire de S. M.

'Malgré les trente sept propositions de la Sorbonne je ne puis refuser mon estime à l'auteur du Belisaire. Je l'ai lu avec un plaisir infini et je le félicite d'avoir si bien réussi. Signe Louise Ulrique'.

Le Roi de Pologne m'a écrit aussi une lettre pleine de bonté, mais qui ne contient que des éloges et ce n'est pas de quoi il s'agit. Il s'agit Mon illustre maitre d'affermir Le prince royal et tous les princes à son exemple dans Les principes où il est. Pour cela je vous conjure de lui écrire. Je suis sûr et très sûr qu'il en sera infiniment flaté. Voici encore l'extrait d'une lettre de lui à mr Le Comte de Creutz ministre de la cour de Suede à celle de France.

'Le travail exalte mon âme, et me donne de nouvelles forces. Puissent elles servir un jour à diminuer les maux de la terre. Je ne chercherai point des vertus fastueuses. Si je pouvois faire plus de bien comme particulier, je demanderois au ciel l'obscurité; et le rang le plus abject me paroitroit alors plus beau que le trône du monde.'

Que pensez vous mon illustre maitre de l'élévation de ce caractère? Le même prince dans une lettre écrite d'un trait de plume et d'abondance de cœur, dit au même mr de Creutz: 'Je viens de relire Belisaire pour la seconde fois, et je crois que je le relirai encore avec le même plaisir. Ce livre sera bien plus utile aux princes que ce Quinte Curce qui a tourné la téte à tant de héros. En effet Les leçons d'un vieillard respectable par son âge, son expérience, sa fermeté dans Le malheur, ne préchant que l'humanité, la tolérance et le respect pour les loix [et] la divinité, doivent être bien plus propres à réveiller les sentimens de vertu, de générosité dans le coeur des hommes, que l'histoire les princes et pour les sujets. La Sorbonne vient de confirmer les éloges qu'on doit à ce livre. On m'aprend qu'elle l'a fait brûler. Elle est en possession depuis longtems de déraisonner et de brûler. C'est encore un problème si l'esprit humain a fait des progrès ou non. On chasse d'Espagne, il est vrai, les jesuites par ce qu'ils sont intolérans; mais on condamne à Paris Belisaire, on brûle à Toulouse Jean Calas, et on persécute les Sirvins. Il est vrai qu'un monarque sage a soulagé la misère des Calas; mais c'est la vertu du prince et non pas celle de son peuple. D'ailleurs le parlement de Toulouse subsiste et les mêmes juges qui ont condamné un vieillard respectable comme parricide pourront encore condamner l'innocence, et se servir du glaive de la justice pour satisfaire le fanatisme. . . . Tant que les hommes subsisteront il y aura des méchans. Cela ne diffère que du plus ou moins mais il est toujours glorieux de travailler à ce moins, et c'est ce qu'a fait Belisaire. Le fanatisme subsistera toujours. Il est dans le caractère des hommes de s'enthousiasmer pour des choses qu'ils ne comprennent pas. En France les jésuites et les jansénistes se sont persécutés mutuelement; les jésuites sont chassés de Portugal, mais les oto-da-fe continuent; en Angleterre les Wighs et les tauris se combattent; l'amiral Bing a été condamné à mort pour leurs querelles. En Suede les chapeaux et les bonets se persécutent avec autant d'acharnement qu'autrefois les huguenots et les catholiques. Par tout, mêmes regrets et même horreur pour les atrocités passées, même zèle pour en commettre de nouvelles et de plus horribles. Voilà des réflexions qui pourroient appuyer le paradoxe de Rousseau. Mais non, les sciences ne sont pas inutiles aux hommes. Les princes qu'elles ont éclairés, tâchent du moins d'arrêter la férocitè du grand nombre. Les bons écrits et la saine philosophie trouvent quelque peu de sectateurs, qui, s'ils n'arrêtent pas le fanatisme, tâchent du moins d'empécher sa fureur de déborder.'

Voilà mon illustre maitre Les réflexions d'un prince de vingt ans. Il m'est permis de vous les communiquer et vous pouvez en paroitre instruit. C'est une fonction digne de votre âme, de votre génie, de votre âge, de votre grande réputation d'écrire du fond de votre retraite aux souverains et à leurs enfans, si non pour Les détromper des préjugés qui les égarent, dumoins pour les affermir dans la voie de la justice et de la vérité. Il y a ce me semble dans les réflexions du prince de Suede quelques idées à rectifier. Ce n'est pas l'intolérence mais l'esprit remuant et séditieux des jesuites qui les a fait chasser d'Espagne. Il est persuadé que le crime qu'on leur impute est celui de quelques particuliers. Les crimes d'état des jesuites ont toujours été les crimes du corps par ce que l'esprit du corps et ses maximes les ont fait commettre. Ce n'étoit donc pas assez de retrancher les branches; il faloit, pour aller à la source du mal, arracher encore Les racines. Le prince croit que le peuple est toujours fanatique. Cependant le peuple de Paris méprise les convulsions, il a vu chasser Les jesuites sans s'émouvoir, à peine a t'il pensé à cet événement, il a respecté Les Calas, il vit avec les protestans dans la meilleure intelligence. Plus de haine entre ces deux partis. On ne s'avise pas même de demander à Paris de quelle religion L'on est pour communiquer ensemble. Il n'y a que quelques jansenistes et quelques molinistes animés à se nuire. Encore n'est ce pas dans le peuple. La tolérance y est établie. Il n'y a plus qu'à laisser les esprits en paix. S'il reste du fanatisme c'est dans Les corps intermédiaires. Ce fanatisme lui même est plus tôt une politique mal entendue qu'un Zèle religieux. Voilà ce que j'ai cru voir au moins dans la capitale. L'arrêt qui a réhabilité les Calas a eu l'applaudissement universel. Ce que vous avez fait pour eux et pour les Sirvins vous a attiré la vénération publique. En un mot La multitude n'est plus ce qu'elle étoit. Je ne dis pas que des enthousiastes ne pussent encore tourner ces têtes foibles. Mais leur état actuel est La concorde, et l'amour de la paix. La preuve en est que ce pauvre livre de Belisaire, dont tout le mérite est de prêcher aux hommes La bienveillance et La tolérance mutuelle, a été lu par tout le monde avec le plus tendre intérêt. L'ambition, la cupidité, La jalousie des préférences et des distinctions, animent les partis, mais Le zèle fanatique n'émeut presque plus personne, et c'est une passion atroce retranchée à l'humanité. C'est du moins ce que j'ai cru voir, en étudiant les hommes de tous les états; mais quand sela seroit moins généralement vrai, il faudroit Le dire encore, car rien n'encourage ceux qui gouvernent à faire le bien, comme d'être persuadés qu'ils auront pour eux le plus grand nombre. Je vous recommande donc Mon illustre maitre cette réponse au prince Royal. Ce sera un service important que vous rendrez à l'humanité. Souvenez vous que les sentimens et les principes que vous avez inspirés au roi de Prusse, ont passé par L'émulation dans toutes ces têtes couronnées qui se disti[n]guent dans Le nord. Rien de Vous n'est indifférent et il vous reste beaucoup de bien à faire.

J'ai vu Mr Le Comte de Cogny et mr Le Comte de Melfort. Jamais aucune jolie femme ne leur a tourné La tête comme le patriarche de la philosophie. Vous avez Le même ascendant que le vieux de la montagne; et vous n'en usez que pour faire des Enthousiastes de la vertu et de L'humanité. Soyez, mon illustre maitre, toujours aussi joyeux que sage, toujours jeune et toujours heureux. Ce sont les voeux de votre fidèle et très dévoué disciple

Marmontel

Mille respects je vous prie à madame Denis.