à Paris ce 8e mars 1767
Il n'y a pas moyen mon illustre Maitre, d'écrire ni de penser dans ce païs cy.
Vous avez vu avec quelle modération j'ai combatu l'opinion révoltante qui damne éternellement les Titus et les Antonins; Les fanatiques m'en ont fait un crime; et j'ai éprouvé avec une douleur profonde que Les fanatiques sont en grand nombre. J'ai eu beau leur faire voir que les pères de l'église ont eu horreur de ce dogme abominable, qu'ils ont fait des efforts d'esprit surprenans pour concilier avec la nécessité de croire en j. c.; l'espérance du salut des infidèles de bonne foi; st Paul, st Augustin, st Thomas n'ont pas été plus écoutés que moi; et par ce que j'ai dit que La raison et la foi, la révélation et le sentiment devoient être d'accord ensemble1, que les mystères de la trinité et de la procession du st esprit n'étoient point liés avec la morale, et qu'ils ne tenoient point aux devoirs d'un père, d'un époux, d'un citoyen &a, on a crié que j'étois déiste et que j'avois voulu rendre le christianisme odieux.
Mr L'archevêque de Paris a été plus juste et plus sage. Il m'a entendu, il a désavoué ce déchainement furieux; et tandis qu'il est occupé à concilier Les esprits, Les jansénistes, qui ne demandent qu'à damner tous les gens de bien qui ne font pas des miracles dans des galetas, insultent à la modération de ce prélat vertueux; ils disent qu'il protège les déistes et ne persécute que les croyans. Je vous avoue mon illustre maitre que ces gens, qui prouvent la vérité à coup de bûche, m'ont fait trembler. Ce sont les plus âpres des intolérans, et si on ne les accable point sous un tas de ridicule et d'oprobre, ils vont devenir les persécuteurs de la Raison et de la philosophie. Je ne sais à quoi se terminera Le soulèvement que mr L'archevêque tâche d'appaiser. En atendant, la seconde édition de Belisaire est suspendue, et l'enchanteur Merlin est en purgatoire, parce que j'ai voulu tirer les Antonins et les Titus de l'enfer.
Sur ces entrefaites nos évêques meurent banqueroutiers, violent des femmes, et se font donner des coups d'épée. Dieu soit loué; mais il est surprenant qu'on ne s'occupe à corriger que Belisaire.
Le mémoire de mr de Beaumont pour les Sirvins fait une vive impression sur l'âme des gens raisonnables. Cet avocat des malheureux n'a pas été libre de les défendre avec autant de chaleur et de force qu'il l'auroit voulu. Mais il en dit encore assez. Le brevet accordé à Mlle Calas est une belle chose. De pareils traits font regretter aux gens de lettres de n'avoir pas mr de C. pour ami: il étoit digne de les protéger, et il y a du mal entendu dans leurs préventions mutuelles. Ce seroit à vous mon illustre maitre à détruire ces préventions. Les gens de lettres sont disposés à céder aux premières avances; mais comme ils ont besoin du ministre, et que le ministre n'a pas besoin d'eux, c'est à lui à les attirer.
J'atens les Scithes avec la plus vive impatience. J'en ai entendu des morceaux qui m'ont enchanté. C'est la simplicité d'Homere quand il est beau. Le jeune homme qui a fait cet ouvrage promet beaucoup; et s'il n'a que de ces moyens là de distraire ou d'appaiser l'envie, je le plains: il sera longtemps persécuté.
J'ai pris de made Geoffrin les éclaircissemens que vous désirez. Voici d'abord quelle a été sa réponse. Mde Geoffrin depuis son retour ne parle point de la Pologne et paroit fâchée qu'on lui en parle. Lorsqu'on La force de répondre, elle dit que le roi ne s'entend avec personne, et que personne ne s'entend avec lui; mais que tous ses voisins s'entendent très bien pour le rendre très malheureux. Elle m'a dit depuis qu'il n'y avoit rien de plus malheureux au monde qu'un Roi qui n'étoit pas roi; et qu'il n'y avoit plus aucune intelligence entre Le Roi de Pol. et L'impératrice de Russie. Cela vous affligera mon illustre maitre, et j'en suis fâché; mais c'est la vérité toute pure. Le ton d'humeur que vous trouverez dans la réponse de Mde Geoffrin ne regarde que les puissances du nord. Elle a pour vous autant d'amitié que d'admiration. Je suis enchanté de savoir mr de la Harpe auprès de vous. Il est digne de vos conseils, de votre amitié paternelle. Dites lui bien que les opinions littéraires ne touchent point à mon coeur. Je rends justice à ses talens et à ses moeurs; et quoi qu'il ait dit de Lucain plus de mal que je n'en pense, je ne lui veus que du bien. Qu'il nous revienne avec de bonnes tragédies et qu'il compte sur moi et sur mes amis. Adieu mon illustre maitre. Mille respects à made Denis. Je voudrois bien savoir si mon pauvre aveugle l'a intéressée. C'est un bon homme; et je sais par moi même qu'elle aime les bonnes gens.