1741-03-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Devers pâque on doit pardonner
Aux crétiens qui font pénitence:
Je la fais; un si long silence
A de quoy me faire damner.
Donnez moy plénière indulgence.
Après avoir en grand courier
Voiagé pour chercher un sage,
J'ay regagné mon colombier,
Je n'en veux sortir davantage.
J'y trouve ce que j'ay cherché,
J'y vis heureux, j'y suis caché.
Le trône et son fier esclavage,
Ces grandeurs dont on est touché,
Ne valent pas notre hermitage.
Vers les champs hiperboréens
J'ay vu des rois dans la retraitte
Qui se croyoient des Antonins.
J'ay vu s'enfuir leurs bons desseins
Aux premiers sons de la trompette.
Ils ne sont plus rien que des rois,
Ils vont par de sanglants exploits
Prendre ou ravager des provinces.
L'ambition les a soumis.
Moy, j'y renonce, adieu les princes,
Il ne me faut que des amis.

Ce sont surtout des amis, tels que mon cher Cideville, qui sont très au dessus des rois. Vous me direz que j'ay donc grand tort de leur écrire si rarement, mais aussi, il faut m'écouter dans mes deffenses. Malgré ces rois, ces voiages, malgré la phisique qui m'a encor tracassé, malgré ma mauvaise santé, qui est fort étonnée de toute la peine que je donne à mon corps, j'ay voulu rendre Mahomet digne de vous être envoyé. Je l'ay remanié, refondu, repoli depuis le mois de janvier. J'y suis encor. Je le quitte pour vous écrire. Enfin je veux que vous le lisiez tel qu'il est, je veux que vous ayez mes prémices, et que vous me jugiez en premier et dernier ressort. La Noue vous aura mandé sans doute que nos deux Mahomets se sont embrassez à Lile. Je luy lus le mien. Il en parut assez content, mais moy je ne le fus pas, et je ne le seray que quand vous l'aurez lu à tête reposée. Ce la Noue me paroît un très honnête garçon et digne de l'amitié dont vous l;honorez. Il faut que melle Gautier ait récompensé en luy la vertu, car ce n'est pas à la figure qu'elle s'étoit donnée, mais à la fin elle s'est lassée de rendre justice au mérite.

Or mandez moy mon cher amy comment il faut s'y prendre pour vous faire tenir mon manuscript. Je ne sçai si vous avez reçu l'Antimachiavel que j'envoyay pour vous à Praut, le libraire, à Paris. Je le soupçonne d'être avec les autres dans la chambre infernale qu'on nomme sindicale. Il est plaisant que le Machiavel soit permis et que L'antidote soit de contrebande. Je ne sçais pas pourquoy on veut cacher aux hommes qu;il y a un roy qui a donné aux hommes des leçons de vertu. Il est vray que l'invasion de la Silesie est un héroïsme d'une autre espèce que celuy de la modération tant prêchée dans l'Antimachiavel. La chatte métamorphosée en femme court aux souris dès qu'elle en voit, et le prince jette son manteau de philosophe et prend l'épée dès qu'il voit une province à sa bienséance.

Puis fiez vous à la philosofie.

Il n'y a que la philosophe madame du Chastellet dont je ne me défie pas. Celle là est constante dans ses principes, et plus fidèle encor à ses amis qu'à Leibnits.

Apropos monsieur le conseiller vous saurez que cette philosofe a gagné un préliminaire de son procez fort important, et qui paraissoit désespéré. Son courage et son esprit l'ont bien aidée. Enfin je crois que nous sortirons heureusement du labirinthe de la chicane où nous sommes.

Mais vous que faites vous, où êtes vous?

Quœ circumvolitas agilis thima? Mandez un peu de vos nouvelles au plus ancient et au meilleur de vos amis. Bon jour mon très cher Cideville, madame du Chastellet vous fait mille compliments.