1741-12-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je ne rends pas à mes chers anges gardiens un compte bien exact de ma conduitte, je leur écris peu, et en cela je pêche grièvement, mais ne lisent ils pas dans mon cœur? ne savent ils pas qu'on est occupé d'eux à Cirey? et qu'on les regrette partout? On a encor donné quelques coups de lime à leur Mahomet.
Mais voicy une triste nouvelle pour la comédie et pour L'opéra. Le Roy de Prusse n'est pas content d'avoir pris la Silésie, il me mande qu'il prend Dupré et la Noue; le héros tragique n'est pas si bien fait que le héros dansant, et c'est faire venir un singe de loin; mais ce singe là joue très bien; et je ne connais guères que luy qui pût mettre dans notre Mahomet la force et la terreur convenables. Ce qui me rassure un peu c'est que la Noue aime fort melle Gautier, et que sûrement on ne peut quitter ce qu'on aime pour le roy de Prusse. La place de premier acteur à Paris vaut bien d'ailleurs une pension à Berlin, et notre parterre vaut un peu mieux qu'un parterre de Prussiens. Mandez moy je vous en prie combien de temps l'ambassadeur turc sera à Paris, et ce qu'on fait à la comédie. Madame du Chastellet va passer un jour à Commercy, nous irons ensuite à Grai, et de là nous reviendrons vous voir mes très chers anges à qui je souhaitte la santé et tous les plaisirs de ce monde.

Me mettant toujours à l'ombre de vos ailes.