1742-01-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Nous avons passé par la Franche comté mon cher et respectable amy pour venir plutôt vous revoir.
Puisque L'amitié et la reconnaissance ont conduit madame du Chastellet à Gray elles nous ramèneront bien vite auprès de vous. Je ne vous manday point le succez entier de son affaire par ce que je croiois qu'elle vous écrivoit le même jour que moy. Je me contentay de vous parler des bagatelles intéressantes du téâtre. Je n'ay point écrit à la Noue, entre les rois et les comédiens il ne faut point mettre L'écorce non plus qu'entre L'arbre et Le doit. Je ne veux me brouiller ny avec le roy de Prusse ny avec un roy de téâtre, j'attendrai paisiblement que la Noue soit reçu à Paris et je ne comte pas plus me mêler de cette élection que de celle de L'empereur. Je ne me mêle que de reprendre de temps en temps mon Mahomet en sousoeuvre. J'y ay fait ce que j'ay pu. Je le crois plus intéressant que lors qu'il fit pleurer les lillois, je suis de plus très persuadé qu'il est important qu'il passe avant Le Montesume. Je ne sçai si j'ay bien deviné sur le miracle de Pirron. J'ay mandé à monsieur votre frère que je croiois que Pirron avoit employé ce beau moment de Cortez où il renverse les dieux de Tlascala, aux yeux des prêtres étonnez que le tonnerre n'écrase point les Espagnols. Il me semble encor que cette adresse de Cortez l'emporte sur celle de Mahomet en ce que Cortez soutient la bonne cause, et qu'aparemment le spectateur s'intéresse pour Cortez. Mahomet au contraire, révolte, son miracle est le couronnement du crime. C'est un miracle contre les bons mœurs; et si cette fourberie n'est donnée au public que comme un réchauffé, elle ne peut réussir. De là je conclus qu'il faut prévenir Piron devenu mon rival redoutable, qu'il faut donner Mah. le plutôt qu'on poura et avec les acteurs qu'on aura. J'ay quelque idée qu'en les recordant, en travaillant avec eux je ferai jouer la pièce assez bien. Je ne regrette point Dufrene, il est trop formé pour Seide et trop faible pour Mahomet. Il n'étoit nullement fait pour les rôles de dignité et de force. Je l'ay vu ginguet dans Athalie quand il faisoit le grand prêtre. La Noue est très supérieur à luy dans les rôles de ce caractère, c'est dommage qu'il ait l'air d'un singe. J'ay lu enfin les confessions du comte de . . . car il faut toujours être comte ou donner les mémoires d'un homme de qualité. J'aime mieux ces confessions que celle de st Augustin. Mais franchement ce n'est pas là un bon livre, un livre à aller à la postérité. Ce n'est qu'un journal de bonnes fortunes, une histoire sans suitte, un roman sans intrigue, un ouvrage qui ne laisse rien dans l'esprit, et qu'on oublie comme le héros oublie ses anciennes maitresses. Cependant je conçois que le naturel et la vivacité du stile, et surtout le fonds du sujet aura réjoui les vieilles et les jeunes, et que ces portraits qui conviennent à tout le monde ont dû plaire aussi à tout le monde. Bon soir homme charmant à qui je voudrais plaire, mille tendres respects à l'autre ange.

V.