1742-11-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Votre gardiennerie m'a donc inspiré, mon cher et respectable amy, car j'ay renoué bien des fils à Mahomet et à Zulime avant que votre ordre angélique m'eût été signifié.
Je ne pouvois pas me dispenser de faire imprimer Mahomet après les malheureuses éditions qu'on en avoit faites à Paris, et qu'on alloit faire encor à Londres et en Hollande. J'ay été obligé d'envoier à ces deux endroits le véritable manuscript après l'avoir encor retouché selon mes petites forces. Il n'y a point d'épitre dédicatoire au roy de Prusse, mais on imprime une lettre que je luy avois écritte il y a deux ans en luy envoiant un exemplaire manuscrit de la pièce. Je croi que vous ne serez pas mécontent de la lettre. Vous y trouverez les objections que le fanatisme a pu faire, détruittes sans que je prenne la peine d'y répondre. Je me contente de faire sentir qu'il y a eu plus d'un Seide sous d'autres noms, et que la pièce n'est au fonds qu'un sermon contre les maximes infernales qui ont mis le coutau à la main des Poltrot, des Ravaillac et des Chatel. D'ailleurs quoyque je parle à un roy la lettre est purement philosophique, elle n'est souillée d'aucune flatterie. Je suis aussi loin de flatter les rois que je le suis d'écrire au Cardinal de Fleury que je soupçonne Praut de L'édition clandestine de Mahomet. Je n'ay assurément mandé rien de semblable ny à M. le cardinal, ny à m. de Marville et si on m'a imputé cette accusation pour intimider Praut, on a fait un très impudent mensonge.

Il est vray qu'après avoir mandé à Praut de me chercher un exemplaire d'une de ces éditions subreptices, et n'en recevant point de réponse, je le crus coupable; je vous manday mes soupçons, je les communiquai aussi à M. de Meynieres. Mais il est très certain que je n'ay pas été plus loin. Je vous prie d'envoyer chercher Praut, et de luy bien certifier cette vérité.

Je compte que nous partirons dans cinq ou six jours, et que nous serons à Paris vers le 20 du mois. Tous les lieux me seroient égaux sans vous. Nous avons mené à Bruxelles une vie retirée qui est bien de mon goust. J'y ay trouvé peu d'hommes, mais beaucoup de Livres. Je n'ay pas laissé de travailler mais ma mauvaise santé me fait perdre bien du temps. Elle se dérange plus que jamais. Vous rendrez heureuse cette vie que la nature s'obstine à tourmenter. Je retrouveray dans votre commerce et dans celuy de madame Dargental de quoy braver tous les maux.

Adieu. Ne jouera t'on pas Arianne à la cour? Il faudra que mademoiselle Gossin fasse le rôle de Phedre et que la Connel joue Ariane. Il n'y a icy aucune nouvelle. Les Autrichiens disent qu'ils inonderont la France avec cent mille hommes l'année qui vient. Je n'en crois rien du tout. Mille tendres respects à madame d'Argental et aux deux frères. Ne m'oubliez pas auprès de M. de Solare.