1766-11-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacob Vernes.

Je ne vous ai point dit, Monsieur, que le livre que je vous ai prêté fût bon.
Mais ce qui me parait très bon et très utile, c'est le projet que vous avez. Ne croiez pas qu'il faille être roi pour l'éxécuter, il ne faut qu'être homme et donner l'éxemple.

Aureste, je ne sçais si vous n'êtes pas un peu trop sévère en trouvant de la contradiction dans ces mots, des fanatiques prêchent une morale pure et sainte. Il y a, comme vous savez, plusieurs sortes de fanatisme. Celui de Poltrot, de Chatel, de Ravaillac, celui des juges qui firent brûler le conseiller Dubourg et le médecin Servet; celui de st François d'Assise qui se faisait une femme de neige; celui de St Antoine de Padoue qui prêchait les poissons; celui des faquirs de l'Inde et des brachmanes qui ont assurément la morale la plus pure et la plus sainte, mais qui la déshonorent par leurs folies.

Voiez dans Josephe quelle était la morale des Judaïtes; ils vivaient en anachorètes, ils secouraient leur prochain, ils aimaient Dieu, mais ils étaient embrasés, dit Josephe, d'un entousiasme furieux qui les faisait ressembler à des bacchantes. La morale est la même, Monsieur, d'un bout de l'univers à l'autre; elle vient de Dieu, les simagrées viennent des hommes. Coupez si vous pouvez toutes les branches gourmandes, antées sur un arbre salutaire; n'en laissez subsister que le tronc qui a été planté par Dieu même depuis que l'univers éxiste. Mais je vous avertis que vous ne parviendrez jamais à ce grand but dans ce païs cy. Il vous faudra un autre théâtre et une protection éclairée, une protection sûre et invariable. Vous l'aurez quand vous voudrez si vous avez autant de courage que d'esprit, et vous vous ferez une réputation immortelle. Si vous voulez me venir voir je vous en dirai d'avantage. Et si vous remplissez vôtre projet, je vous aimerai de tout mon cœur.

V.