1743-03-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mais mon cher et respectable amy, je ne m'oposois à voir le visage de la Noue couvert à Versailles du turban d'Orosmane, que par ce que je croiois qu'après avoir joué le rôle dans cette petite ville il auroit le droit et la volonté de le jouer à Paris.
Vous m'aprenez qu'il veut bien le céder à Grandval après l'avoir joué à Versailles, en province. C'est une nouvelle en tout sens très agréable pour moy. Il s'en faut baucoup que mon goust pour la personne et les talents de la Noue soit diminué. Je serois fâché que Grandval jouât le rôle de Titus dans Brutus. Chacun a son talent et doit s'y renfermer. En vérité vous devez avouer avec tout le public que la Noue n'est pas fait pour Orosmane. Vous aimiez Zaire avant d'aimer la Noue. C'est les trahir tout deux que donner Orosmane à la Noue. Je vous conjure mon cher ange de luy faire entendre raison. N'apellez point acharnement ma juste fermeté. La Noue devroit me remercier, je luy rends service en le supliant instament de ne point paraître sous une forme qui le dégrade. Joignez vous à moy, faites luy connaître ses véritables intérêts; dites luy qu'ils me sont chers. Il ne faut pas que je luy déplaise en luy rendant service.

J'ay reçu hier une lettre de l'archevêque de Narbonne par la quelle il me fait entendre qu'on l'a pressé de succéder à M. le cardinal de Fleury et qu'il accepte la place. Persécuté de tous côtez, que j'aye au moins le public pour moy. Il est de mon intérest et de mon honneur de me présenter sous des faces différentes, et d'élever en ma faveur la voix publique qui jointe à la vôtre me console de tout. Mille tendres respects à mes deux anges que j'adore.

V.