1740-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Je ressemble àprésent aux pélerins de la Meque qui tournent leurs yeux vers cette ville aprés l'avoir quittée; Je tourne les miens vers votre cour.
Mon cœur pénétré des bontés de votre Majesté ne connoit que la douleur de ne pouvoir vivre auprés d'elle. Je prends la liberté de luy envoyer une nouvelle copie de cette Tragédie de Mahomet dont elle a bien voulu dés longtems voir les premières esquisses. C'est un tribut que je paye à l'amateur des arts au Juge éclairé, surtout au philosophe, baucoup plus qu'au souverain.

Votre Majesté sait quel esprit m'animoit en composant cet ouvrage, L'amour du genre humain, et L'horreur du fanatisme, deux vertus qui sont faites pour être toujours auprés de votre Trône, ont conduit ma plume. J'ay toujours pensé que la Tragédie ne doit pas être un simple spectacle, qui touche le cœur sans le corriger; qu'importent au genre humain les passions, et les malheurs d'un héros de l'antiquité, s'ils ne servent pas à nous instruire?

On avouë que la comédie du Tartuffe, ce chef d'œuvre qu'aucune nation n'a égalé, a fait beaucoup de biens aux hommes en montrant L'ipocrisie dans toute sa laideur.

Ne peut on pas essayer d'attaquer dans une tragédie cette espesce d'imposture qui met en œuvre à la fois l'hipocrisie des uns, et la fureur des autres? Ne peut on pas remonter Jusqu'à Ces anciens scélérats fondateurs illustres de la superstition, et du fanatisme, qui les premiers ont pris le couteau sur l'autel pour faire des victimes de ceux qui refusoient d'être leurs disciples?

Ceux qui diront que Les tems de ces crimes sont passés, qu'on ne verra plus de Barcochebas, de Mahomets, de Jeans de Leide , que les flammes des guerres de Relligion sont éteintes, font ce me semble trop d'honneur à la nature humaine. Le même poison subsiste encore quoyque moins dévelopé. Cette peste qui semble étouffée reproduit de tems en tems des germes capables d'infecter la Terre. N'a t'on pas vû de nos jours les prophètes des Cevenes tuer au nom de dieu ceux de leur secte qui n'étoient pas assés soumis?

L'action que j'ay peinte est atroce, et je ne say si l'horreur a été plus loin sur aucun théâtre. C'est un jeune homme né avec de la vertu, qui séduit par son fanatisme, assassine un vieillard qui l'aime, et qui dans l'idée de servir dieu se rend coupable sans le savoir d'un parricide; c'est un imposteur qui ordonne ce meurtre, et qui promet à L'assassin un inceste pour récompense.

J'avouë que c'est mettre L'horreur sur le téâtre; et Votre majesté est bien persuadée qu'il ne faut pas que la Tragédie consiste uniquement dans une déclaration d'amour, une jalousie, et un mariage.

Nos histoires même nous apprennent des actions plus atroces que celle que j'ay inventé. Seide ne sait pas du moins que celui qu'il assassine est son père, et quand il a porté le coup, il éprouve un repentir aussi grand, que son crime, mais Mezeray raporte qu'à Melun un père tua son fils de sa main, pour sa relligion, et n'en eut aucun repentir.

On Connoît l'avanture des deux frères Dias, dont l'un était à Rome, et l'autre en Allemagne dans les commencemens des Troubles excités par Luter. Berthelemy Dias aprenant à Rome que son frère donnoit dans les opinions de Luter à Francfort, part de Rome dans le dessein de l'assassiner, arrive, et l'assassine.

J'ay Lu dans Herrera, auteur espagnol, que ce Barthelemy Dias risquoit beaucoup, par cette action; mais que rien n'ébranle un homme d'honneur quand la probité le conduit.

Herrera dans une Relligion toute sainte, et toute ennemie de la Cruauté, dans une relligion, qui enseigne à souffrir, et non à se vanger, étoit donc persuadé que la probité peut conduire à L'assassinat, et au parricide, et on ne s'élevera pas de tous Côtés contre ces maximes infernales?

Ce sont ces maximes qui mirent le poignard à la main du monstre qui priva la France, de Henry le grand, voilà ce qui plaça le portrait de Jacques Clement sur l'autel, et son nom parmy les bienheureux, c'est ce qui coûta la vie à Guillaume Prince d'Orange, fondateur de la liberté, et de la grandeur des hollandois; d'abord Salcede le blessa au front d'un coup de pistolet, et Strada raconte que Salcede (ce sont ces propres mots) n'osa entreprendre cette action qu'après avoir purifié son âme par la confession d'un dominicain et l'avoir fortifiée par le pain céleste. Herrera dit quelque chose de plus insensé, et de plus atroce . . . . estando firme con el exemplo de nuestro Salvador Jesu christo y de su sanctos.

Baltasard Girard, qui ôta la vie à ce grand homme, en usa de même que Salcede. Je remarque, que tous ceux qui ont commis de bonne foy de pareils crimes étoient des jeunes gens comme Seide. Baltasard Girard n'avoit environ que vingt cinq années. Quatre espagnols qui avoient fait avec luy serment de tuer le Prince étoient du même âge. Le meurtrier D'Henry Trois n'avoit, que vingt trois ans. Poltrot, qui assassina le grand duc de Guise, en avoit vingt cinq, c'est le temps de la séduction, et de la fureur.

J'ay été presque témoins en Angleterre de ce que peut sur une imagination jeune, et faible la force du fanatisme; un enfant de seize ans nommé Shepherd se chargea d'assassiner le Roi George premier, votre ayeul maternel. Quelle étoit la cause qui le portoit à cette frénésie? c'étoit uniquement que Shepherd n'étoit pas de la même relligion que le Roy. On eut pitié de sa jeunesse, on luy offrit sa grâce, on le sollicita longtems au repentir, il persista toujours à dire qu'il valoit mieux obéïr à Dieu qu'aux hommes, et que s'il étoit libre, le premier usage qu'il feroit de sa liberté seroit de tuer son prince. On fut obligé de l'envoyer au suplice comme un monstre qu'on désespéroit d'aprivoiser.

J'ose dire que quiconque a un peu vécu avec les hommes a pu voir quelque fois combien aisément, on est prest à sacrifier la nature à la superstition, que de pères ont détesté, et déshérité leurs enfans, que de frères ont poursuivy leurs frères par ce funeste principe. J'en ay vû des exemples dans plus d'une famille.

Si la superstition ne se signale pas toujours par ces excès qui sont comptés dans L'histoire des crimes, elle fait dans la société tous les petits maux innombrables, et journaliers, qu'elle peut faire. Elle désunis les amis, elle divise les parents, elle persécute le sage qui n'est qu'un homme de bien, par la main du fou qui est entousiaste; elle ne donne pas toujours de la Ciguë à Socratte, mais elle Bannit Descartes d'une ville qui devoit être l'asil de la liberté, elle donne à Jurieu qui faisoit le prophête assés de crédit pour réduire les savants, et le philosophe Baile, elle l'a bannit, elle arrâche à une florissante jeunesse qui court a ses leçons le successeur du grand Leibnits, et il faut pour le rétablir que le ciel fasse naitre un Roy philosophe, vray miracle qu'il fait bien rarement. En vain la raison humaine se perfectionne par la philosophie qui fait tant de progrès en Europe, en vain Vous surtout grand prince, vous efforcés vous de pratiquer, et d'inspirer cette philosophie si humaine. On a vu dans ce même siècle où la raison élève son trône, d'un côté, le plus absurde fanatisme, dresser encor ses autels de l'autre.

On poura me reprocher que donnant trop à mon Zèle, Je fais commettre dans cette pièce un crime à Mahomet dont en effet il ne fut point coupable.

M. Le comte de Boulainviliers écrivit il y a quelques années la vie de ce faux prophète. Il essaya de le faire passer pour un grand homme que la providence avoit choisi pour punir les Crétiens, et pour changer la face d'une partie du monde.

M. Sale, qui nous a donné une excellente version de l'alcoran en anglais, veut faire regarder Mahomet comme un Numa, et comme un Tesée. J'avouë qu'il faudroit le respecter si né prince légitime, ou apellé au gouvernement par le suffrage des siens il eût donné des loix possibles comme Numa, ou deffendu ses Compatriotes, comme on le dit de Tésée.

Mais qu'un marchand de Chamaux excite une sédition dans sa bourgade, qu'associé à quelques malheureux coracites il leur persuade qu'il s'entretient avec l'ange Gabriel, qu'il se vante d'avoir été ravy au ciel, et d'y avoir reçu une partie de ce livre inintelligible qui fait frémir le sens commun à chaque page, que pour faire respecter ce livre, il porte dans sa patrie le feu et la flamme, qu'il égorge les pères, qu'il ravisse les filles, qu'il donne aux vaincus le choix de sa Relligion, ou de la mort, c'est assurément ce que nul homme ne peut excuser à moins qu'il ne soit né Turc, et que la superstition n'étouffe en luy, toute lumière naturelle.

Je sai que Mahomet n'a pas tramé précisément l'espèce de trahison qui fait le sujet de cette tragédie, L'histoire dit seulement qu'il enlèva la femme de Seide, l'un de ses disciples, et qu'il persécuta Abusoftan, que je nomme Zopire. Mais quiconque fait la guerre à son paÿs, et ose la faire au nom de dieu, n'est-il pas capable de tout? Je n'ay pas prétendu seulement mettre une action vraye sur la scène mais des mœurs vrayes, faire penser les hommes comm'ils pensent dans les circomstances où ils se trouvent, et représente enfin ce que la fourberie peut inventer de plus atroce, et ce que le fanatisme peut exécuter de plus horrible: Mahomet n'est icy autre chose que Tartuffe les armes à la main.

Je me croiray bien Récompensé de mon Travail si quelqu'une de ces âmes toujours prêtes à se laisser entraîner aux tristes emportemens d'une fureur étrangère peut s'affermir contre leurs cruelles séductions par la lecture de cet ouvrage, si après avoir eu en horreur la malheureuse obéissance de Seide elle se dit à elle, pourquoy obéirais je en aveugle à des hommes aveugles qui me crient haïssés, Persécutés, perdés celui qui est assés téméraire pour n'être pas de Votre avis et même sur des choses indifférentes que nous n'entendons pas.

Que ne puis je servir à déraciner de tels sentiments chés les hommes. L'esprit d'indulgence feroit des frères, celui d'intolérance peut former des monstres.

C'est ainsy que pense votre Majesté. Ce seroit pour moy la plus grande des consolations de vivre auprés de ce Roy-Philosophe. Mon attachement est égal à mes regrets, et si d'autres devoirs m'entrainent, ils n'effaceront jamais de mon cœur les sentimens que je dois à ce prince, qui pense, et qui parle en homme, qui fuit cette gravité sous laquelle se cachent toujours la petitesse, et l'ignorance, qui se communique avec liberté, parcequ'il ne craint point d'être pénétré, qui veut toujours s'instruire, et qui peut instruire les plus éclairés.

Je seray toute ma Vie avec le plus profond respect, et la plus vive reconnaissance,

Sire,

de votre majesté,

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire