1736-03-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à abbé — de La Marre.

Je me flatte, mon cher monsieur, que quand vous ferez imprimer quelques uns de vos ouvrages, vous le ferez avec plus d'exactitude que vous n'en avez eu dans l'édition de Jules César.
Permettez que mon amitié se plaigne de ce que vous avez hasardé dans votre préface des choses sur lesquelles vous deviez auparavant me consulter.

Vous dites, par exemple, que, dans de certaines circonstances le parricide était regardé comme une action de courage, et même de vertu chez les Romains: ce sont de ces propositions qui auraient grand besoin d'être prouvées.

Il n'y a aucun exemple de fils qui ait assassiné son père pour le salut de la patrie; Brutus est le seul, encore n'est il pas absolument sûr, qu'il fût le fils de César. Je crois que vous deviez vous contenter de dire que Brutus était stoïcien et presque fanatique, féroce dans la vertu, et incapable d'écouter la nature, quand il s'agissait de sa patrie, comme sa lettre à Cicéron le prouve.

Il est assez vraisemblable qu'il savait que César était son père, et que cette considération ne le retint pas. C'est même cette circonstance terrible, et ce combat singulier entre la tendresse et la fureur de la liberté, qui seul pouvait rendre la pièce intéressante; car de représenter des Romains nés libres, des sénateurs opprimés par leur égal, qui conjurent contre un tyran, et qui exécutent de leurs mains la vengeance publique; il n'y a rien là que de simple; et Aristote (qui après tout était un très grand génie) a remarqué avec beaucoup de pénétration et de connaissance du cœur humain, que cette espèce de tragédie est languissante et insipide; il l'appelle la plus vicieuse de toutes, tant l'insipidité est un poison qui tue tous les plaisirs.

Vous auriez donc pu dire, que César est un grand homme, ambitieux, jusqu'à la tyrannie, et Brutus un héros d'un autre genre, qui poussa l'amour de la liberté jusqu'à la fureur.

Vous pourriez remarquer qu'ils sont représentés tous deux condamnables mais à plaindre, et que c'est en quoi consiste l'artifice de cette pièce.

Vous paraissez surtout avoir d'autant plus de tort, de dire que les Romains approuvaient le parricide de Brutus, qu'à la fin de la pièce, les Romains se soulèvent contre les conjurés, que, lorsqu'ils apprennent que Brutus a tué son père; ils s'écrient:

O monstre! que les dieux devaient exterminer.

Je vous avais dit, à la vérité, qu'il y avait parmi les lettres de Cicéron une lettre de Brutus, par laquelle on peut inférer qu'il aurait tué son père pour la cause de la liberté. Il me semble que vous avez assuré la chose trop positivement.

Celui qui a traduit la lettre italienne de m. le marquis Algarotti, semble être tombé dans une méprise à l'endroit où vous dites que c'est un de ceux qu'on appelle doctores umbratici qui a fait la première édition fautive de cette pièce. Je me souviens que quand m. Algarotti me lut sa lettre en italien, il y désignait un précepteur, qui ayant volé cet ouvrage, le fit imprimer. Cet homme a même été puni. Mais par la traduction il me semble qu'on ait voulu désigner les professeurs de l'université.

L'auteur de la brochure qu'on donne toutes les semaines sous le titre d'Observations, a pris occasion de cette méprise pour insinuer que m. le marquis Algarotti avait prétendu attaquer les professeurs de Paris. Mais cet étranger respectable, qui a fait tant d'honneur à l'université de Padoue, est bien loin de ne pas estimer celle de Paris, dans laquelle on peut dire qu'il n'y a jamais eu tant de probité et tant de goût qu'à présent. Si vous m'aviez envoyé votre préface, je vous aurais prié de corriger ces bagatelles. Mais vos fautes sont si peu de chose, en comparaison des miennes, que je ne songe qu'à ces dernières. J'en ferais une fort grande de ne vous point aimer, et vous pouvez compter toujours sur moi.