1735-10-14, de Nicolas Claude Thieriot à Les Observations sur les écrits modernes.

Vous avez donné, monsieur, de justes louanges à la tragédie de la Mort de Cesar, lorsque vous avez dit qu'elle porte l'empreinte de son Auteur, c'est-à dire, d'un grand génie, & d'un grand Ecrivain; qu'on y admire plusieurs pensées vives, mâles, & neuves, & de fort beaux vers.
Mais vous ne devriez pas, ce me semble, ajouter, par exclamation; Qu'il y en a de foibles & de durs! Que d'expressions vicieuses! Que de mauvaises rimes!Si vous aviez lu cette pièce avec plus d'attention, je suis persuadé, mr, que vous auriez reconnu que m. de V. n'a jamais rien écrit avec plus de force & de génie.

Les défauts de versification sont assurément en très petit nombre; encore sont ils la plupart sur le compte de l'éditeur inconnu, qui malgré les précautions qu'on avait prises, a tiré secrètement une copie de la pièce sur les rôles distribués aux jeunes acteurs qui l'ont représentée, & l'a fait imprimer avec des fautes si grossières, qu'il serait ridicule de les imputer à l'auteur. Brutus, dites vous, reconnoît Cesar pour son père, & ne laisse pas de vouloir l'assassiner. Permettez moi de vous dire, mr, que vous vous êtes un peu trompé sur cet article. Rappelez vous la dernière scène du second acte, où Cesar déclare à Brutus qu'il est son père. Les remords s'élèvent alors dans le cœur de Brutus; il se trouble, il ne peut parler; Cesar l'embrasse & lui dit:

Mon fils . . . . Quoi, je te tiens muet entre mes bras;
La nature t'étonne, & ne t'attendrit pas!

Rien de plus grand, rien de plus touchant que cette scène, qui finit par une menace terrible de la part de Cesar, & par ces paroles de Brutus,

Ah ne le quittons point dans ses cruels desseins,
Et sauvons, s'il se peut, Cesar et les Romains.

Vous voyez qu'après avoir connu que Cesar est son père, il n'a plus le dessein de l'assassiner, & qu'il cherche au contraire celui de le sauver.

Dans la seconde scène de l'acte suivant, il témoigne aux conjurés l'embarras que lui cause sa qualité de citoyen jointe à celle de fils d'un tyran. Il a honte d'être né d'un tel père;

Vous, amis, qui voyez le destin qui m'accable,
Vous, faits par mes serments les maîtres de mon sort,
Est il quelqu'un de vous d'un esprit assez fort,
Assez stoïque, assez au dessus du vulgaire,
Pour oser décider ce que Brutus doit faire?
Je m'en remets à vous . . . . Quoi! vous baissez les yeux!
Toi, Cassius, aussi, tu te tais avec eux!
Aucun ne me soutient au bord de cet abyme.

C'est en vain que Cassius s'efforce d'étouffer en lui la voix de la nature, par ce discours qu'il lui adresse; digne d'un ardent républicain, & également énergique & sublime.

Mais dis, sens tu ce trouble & ce secret murmure,
Qu'un préjugé vulgaire impute à la nature?
Un seul mot de Cesar a-t-il éteint en toi
L'amour de ton pays, ton devoir & ta foi?
En disant ce secret, ou faux ou véritable,
En t'avouant pour fils, en est il moins coupable?
En es tu moins Brutus, en es tu moins Romain?
Nous dois tu moins ta vie, & ton cœur, & ta main?
Toi, son fils! Rome enfin n'est elle plus ta mère?
Chacun des conjurés n'est il donc plus ton frère?
Né dans nos murs sacrés, nourri par Scipion,
Eleve de Pompée, adopté par Caton,
Ami de Cassius, que veux tu davantage?
Ces titres sont sacrés; tout autre les outrage.
Qu'importe qu'un Tyran, vil esclave d'amour,
Ait séduit Servilie, & t'ait donné le jour?
Laisse là les erreurs, & l'hymen de ta mère.
Caton forma tes mœurs, Caton seul est ton père;
Tu lui dois ta vertu; ton âme est toute à lui;
Brise l'indigne nœud que l'on t'offre aujourd'hui;
Qu'à nos sermons communs ta fermeté réponde;
Eh, tu n'as de parents que les vengeurs du monde.

Ce discours, si capable de faire impression sur un citoyen courageux, & passionné d'ailleurs pour la liberté publique, ne sert qu'à jeter Brutus dans un plus grand embarras.

Entraîné par Cesar, & retenu par Rome.

Il sait qu'il est lié avec les conjurés par un serment solennel, fait au pied de la statue de Pompée; mais il ne peut se résoudre à l'accomplir par un parricide.

Le sénat, Rome, & vous, vous avez tous ma foi;
Le bien du monde entier me parle contre un roi.
J'en frémis à vos yeux, mais je vous suis fidèle;
Vous n'exigerez pas que ma vertu cruelle
Des sentiments humains me puisse dépouiller.
Vous demandez son sang, je ne puis m'en souiller.
Rome, qui le condamne, & pour qui je décide,
A besoin de vengeance, & non de parricide.
Cesar me va parler . . . . En l'état où je suis,
Tâcher de le sauver est tout ce que je puis.
Veuillent les justes dieux, s'expliquant par ma bouche,
Prêter à mon organe un pouvoir qui le touche?

Brutus a enfin un dernier entretien avec Cesar, à qui il dit:

Non, Cesar, & je t'aime.
Mon cœur par tes exploits fut pour toi prévenu,
Avant que pour ton sang tu m'eusses reconnu.
Je me suis plaint aux dieux, de voir qu'un si grand homme
Fût à la fois la gloire & le fléau de Rome.
Je déteste Cesar avec le nom de roi;
Mais Cesar citoyen seroit un dieu pour moi,
Je lui sacrifirois ma fortune & ma vie.
Ces. Que peux tu donc haïr en moi? Brut. La tyrannie.

Il découvre ensuite à Cesar que sa vie est en danger,

Sait tu que le sénat n'a point de vrai Romain,
Qui n'aspire en secret à te percer le sein?

puis se jetant à ses genoux il ajoute:

Que le salut de Rome & que le tien te touche:
Ton génie alarmé te parle par ma bouche;
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
Cesar, au nom des dieux dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome, & de toi même,
Dirai je, au nom d'un fils qui frémit & qui t'aime;
Qui te préfère au monde, & Rome seule à toi,
Ne me rebutes pas.

Le voyant infléxible, il se retire enfin en gémissant. Est ce là ce Brutus plus Quakre que Stoïcien, qui a des sentimens plus monstrueux qu'heroïques?Si Cesar fut dans la suite assassiné par les conjurés, Brutus ne paraît point tremper dans ce meurtre. L'auteur s'est bien gardé de le rendre coupable de parricide.

On se plaint que Cesar n'est point assez grand dans cette pièce. La réponse est que Brutus en est le héros, & que la mort d'un tyran, & non la gloire de Cesar en est l'objet.

La neuvième scène du dernier acte peut à la vérité passer pour un peu superflue, dans le système des tragédies communes. Mais il faut considérer que c'est ici une tragédie d'une espèce particulière. Cette neuvième scène est très morale & très touchante; outre qu'elle sert à faire connaître l'inconstance du peuple, elle contribue aussi à faire rendre un juste hommage aux grandes vertus de Cesar, & à faire déplorer le sort d'un si grand homme. Au reste cette scène est traduite presque mot pour mot de Shakespear, fameux tragique anglais. Mais elle est tronquée & toute défigurée dans l'imprimé. . . . Je suis, &c.