1751-07-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange vous avez donc suivi le conseil du meilleur général qu'il y ait àprésent en Europe?
Il n'y a point de poltronerie à bien prendre son temps et à attendre que le génie de Rome suscite un autre Cesar que Drouin pour la sauver. Je me flatte d'ailleurs que des conjurez tels que vous en seront plus encouragez quand je feray des efforts pour leur fournir de meilleures armes. J'avais envoyé quelques légers changements mais ils étaient faits trop à la hâte et trop insufisans.

Je crois toujours qu'il faut rendre Aurélie un peu plus complice de Catilina. Ce ne serait pas la peine de l'avoir épousée en secret pour ne pas prendre son party. Il me semble qu'il y aura quelque nouvauté, et peutêtre quelque bauté à représenter Aurelie comme une femme qui voit le precipice, et qui s'y jette. D'ailleurs je ne peux rien changer au fonds de son rôle et de ses situations. La tragédie ne s'apelle point Aurélie. Le sujet est Rome, Ciceron, Caton, Cesar. C'est beaucoup qu'une femme parmy tous ces gens là ne soit pas une bégueule impertinente. Je sçai bien qu'en général quand le parterre et les loges voient paraître une femme on s'attend à voir une amoureuse et une confidente, des jalousies, des ruptures, des racommodemens. Aussi je ne compte pas sur un grand succez au téâtre mais peutêtre que l'appareil de la scène, le fracas de téâtre qui règne dans cet ouvrage, les rôles de Ciceron, de Catilina, de Cesar, pouront frapper pendant quelques représentations, après quoy on jugera à l'impression entre cet ouvrage et les vers allobroges imprimez au Louvre.

On m'a fait des objections dont quelques unes sont annoncées et réfutées par votre lettre. Je me rends avec plus de docilité que personne aux bonnes critiques, mais les mauvaises ne m'épouvantent pas.

Je crois qu'au quatrième acte avant qu'Aurélie arrive, on peut augmenter encore la chaleur de la contestation sans faire sortir Cesar de son caractère, et donner une espèce de triomphe à Catilina afin que L'arrivée d'Aurélie produise un plus grand coup de téâtre, mais il faut que ce débat soit court et vif. On m'a cité bien mal àpropos la délibération de la scène d'Auguste avec Cinna et Maxime. Les cas sont bien différents, et le goust consiste à mettre les choses à leur place.

La première scène du cinquième acte est absolument nécessaire. Cependant elle est froide, ce n'est pas sa faute, c'est la mienne. Ce qui est nécessaire ne doit jamais refroidir. Il faut supposer, il faut dire que Le danger est extrême, dès le premier vers de cette scène, que Ciceron est allé combattre dans Rome avec une partie du sénat tandis que l'autre reste pour sa deffense. Il faut que les reproches de Caton et de Clodius soient plus vifs, et qu'on voye que Ciceron sera puni d'avoir sauvé la patrie. C'est là un des objets de la pièce. Ciceron sauvant le sénat malgré luy, est la principale figure du tableau. Il ne reste qu'à donner à ce tableau tout le coloris et toutte la force dont il est susceptible. L'ouvrage d'ailleurs vous paraît raisonablement conduit, il est une peinture assez fidèle et assez vive des mœurs de Rome. J'ose espérer qu'il ne sera pas mal reçu de tous ceux qui connaissent un peu l'antiquité, et qui n'ont pas le goust gâté par les idées et par le stile d'aujourduy.

Je vais donc mon cher et respectable amy mettre tous mes soins à fortifier et à embellir autant que ma faiblesse le permettra, tous les endroits de cet ouvrage qui me paraissent en avoir besoin. J'ay déjà fait bien des changements mais je ne suis pas encor content. J'enverray la pièce avant qu'il soit un mois. Vous aurez tout le temps de dire votre dernier avis, et de disposer L'armée avec la quelle vous daignez me soutenir.

Vous ne m'avez point répondu sur une petite question que je vous avais faitte la quelle a peu de raport avec la république romaine. Il s'agissait du nombre des cures de France, qui est très fautif dans tous les livres, et sur lequel, le receveur du clergé doit avoir une notion sûre, notion qu'il peut très bien communiquer sans nuire à l'arche du seigneur.

On parle d'un mandement de l'évêque de Marseille très singulier. Les remontrances du parlement n'ont pas fait plus de fortune icy qu'à votre cour, mais je ne conçois pas comment le roy est réduit à emprunter. Nous n'empruntons point et touttes les charges du royaume sont payées le premier du mois. Adieu société charmante qui valez mieux que tous les royaumes.

V.