1751-09-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange parlons d'abord de Catilina et de Nonnius, car si je me mettais d'abord sur vos bontez, sur les regrets que vous et ma nièce, et mes amis m'inspirent continuellement, je ne finirais jamais; il n'y aurait plus de place pour Rome sauvée.

Sans doute il y a baucoup d'obscurité dans la manière dont on expédiait ce pauvre Nonnius, mais il est aisé d'éclaircir tout cela en deux mots.

Je commence par faire dire à Aurelie au 3ème acte

Et je te donne au moins quoy qu'on puisse entreprendre
Le temps de quitter Rome, et d'oser t'y deffendre.
Je vole et je reviens.

Cette promesse de revenir fait déjà voir qu'elle ne sera pas longtemps avec son père, et donne à Catilina le loisir d'exécuter son projet dès qu'Aurélie aura quitté Nonnius. Il faut qu'on sente aussi qu'il ne compte point du tout sur le pouvoir de sa femme auprès de Nonnius. Ainsi il dit à part

Ciel! quel nouvau danger!…
Ecoutez….Le sort change, il me force à changer….
Je me rends, je vous cède, il faut vous satisfaire….
Mais songez qu'un époux est pour vous plus qu'un père.
etc.

Ensuitte quand il a laissé sortir Aurélie, voicy l'ordre précis qu'il donne à Martian et à Septime

Vous fidèle affranchi, brave et prudent Septime,
Et toy cher Martian qu'un même zèle anime,
Observez Aurélie, observez Nonnius,
Allez, et dans l'instant qu'ils ne se verront plus
Abordez le en secret, parlez luy de sa fille,
Peignez luy son danger, celuy de sa famille,
Attirez le en parlant vers ce détour obscur.
etc.

Il me semble qu'à présent tout est éclairci. Vous savez qu'il a dit quelques vers auparavant que l'entretien de Nonnius et d'Aurélie luy donneraient le temps nécessaire à son dessein. C'est donc cet entretien qui facilite évidemment la mort de Nonnius. Aurélie a donc très grande raison de dire, que c'est en demandant grâce à son père qu'elle l'a conduit à la mort, et alors ces deux vers

Et pour mieux l'égorger le prenant dans mes bras
J'ay présenté sa tête à ta main sanguinaire.

Ces deux vers, di-je, n'ont plus de sens équivoque, et en ont un très touchant.

A l'égard du vers, vous nous perdez tous trois je vous en averti, qui rime à démenti: il rime très bien, il est permis d'ôter l's aux verbes en ir. Racine a usé de cette permission en pareil cas,

Visir, je vous en averti
Et sans compter sur moy prenez votre party.

Il faut dans une tragédie certains vers qui semblent prosaïques, pour relever les autres, et pour conserver la nature du dialogue. Cependant j'aimerais infiniment mieux les vers suivants

Ne vous aveuglez point, vous nous perdez tous trois.
Je sçai qu'en vos conseils on compte peu ma voix,
Qu'on y ménage àpeine une épouse timide.
Je sçai Catilina que ton âme intrépide
Sacrifiera sans trouble et ta femme et ton fils
A l'espoir incertain d'accabler ton pays etc.
…..
Tu n'es plus qu'un tiran, tu ne vois plus en moy
Qu'une épouse tremblante indigne de ta foi. etc.

Je vous suplie donc de communiquer à ma chère nièce touttes ces petites corrections, qu'elle aura la bonté de faire copier sur la pièce. Votre critique du vers, ont écrit dans le sang est très juste. Voicy comme je corrige en cet endroit

Achevez son naufrage, allez braves amis
Les destins du sénat en vos mains sont remis,
Songez que ces destins font celuy de la terre.
Ce n'est point conspirer, c'est déclarer la guerre;
C'est reprendre vos droits et c'est vous ressaisir
De l'univers dompté qu'on osait vous ravir,
L'univers votre bien, le prix de votre épée.
Au sein de vos tirans je vais la voir trempée.
Jurez tous de périr ou de vaincre avec moi.

UN CONJURÉ

Nous attestons Silla, nous en jurons par toy.

UN CONJURÉ

Périsse le sénat!

UN AUTRE

Périsse l'infidèle! etc.

A l'égard du vers

L'ambition l'emporte, évanouissez vous

ce mot évanouissez vous apartient à tout le monde. Dieu me garde de voler vains fantômes d'état! Je ne sçai pas ce que c'est qu'un fantôme d'état. Plus je lis ce Corneille plus je le trouve le père du galimatias aussi bien que le père du téâtre.

Mon cher ange voylà à peu près tout ce que vous avez demandé, mais comme j'aime à vous obéir en tout, j'ajouteray encor un vers. Vous n'aimez pas, voylà tout ton service et voylà tous les titres. Aimez vous mieux, ce sont là tes exploits, ton service et tes titres?

Il ne s'agit plus que de copier ces rapetassages. Vous m'avouerez que vous devez vous intéresser un peu à un ouvrage qui est devenu le vôtre par les bons conseils que vous m'avez donnez. Vous sentez par combien de raisons il est essentiel que la pièce soit donnée au public après avoir été promise. Il ne s'agit pas icy seulement d'une vaine réputation toujours combatue par l'envie, le succez de l'ouvrage est devenu un point capital pour moy, et un préalable nécessaire, sans lequel je ne pourais faire à Paris le voiage que je projette. O athéniens!