Ce 14 may [?1736] à Paris
J'ambitionne extrêmement votre amitié Monsieur, et je respecte vos décisions.
Mais je croi mériter que vous joigniez des raisons à l'autorité. Dites moy je vous en prie si la rime est inventée pour flatter l'oreille ou pour réjouir les yeux. Dites moy si lors qu'aborre rime avec encore, terre ne doit pas rimer avec père. Ne sommes-nous pas déjà assez esclaves en tout? J'ay combatu moy même pour les chaînes que nous portons. Tous les étrangers qui méprisent notre rime dans les tragédies et dans les comédies m'ont exhorté à la bannir. J'ay toujours répondu que n'ayant pas dans notre langue pauvre et contrainte les mêmes avantages que les Italiens et les Anglois nous ne pouvions prendre les mêmes libertez. Je croi malheureusement la rime nécessaire à notre foible poésie. Mais je ne crois pas que les fers que nous portons doivent nous surcharger. Nous sommes des esclaves qui voulons danser avec nos chaînes. Pourquoy donc les apesantir sans raison?
Les Italiens et les Anglais se moquent de nous quand ils voyent dans nos ouvrages sérieux des rimes trop recherchées. Cette puerilité, et ce retour d'untintement de sillabes n'est permis chez eux que dans le stile burlesque qu'ils apellent en Italie sdruccioso, et en Angleterre drag dogrel.
Vous me dites qu'on a blâmé Mr votre père d'avoir fait rimer j'allumay avec aimé. C'est aparemment dans ce vers:
Je ne sçai pas si quelque abbé Pellegrin ou quelque misérable puriste s'est donné l'attention ridicule de rechercher s'il y avoit là un i grec; ce que je sçai, c'est que le vers et non la rime est très repréhensible. Le feu du cœur d'un amant comparé à l'embrazement de Troye est un concetto digne du Marino. Il eût mieux valu faire rimer hallebarde avec miséricorde.
Vous m'allez répondre qu'il faut penser juste et rimer de même et que c'est ainsi que vous et votre illustre père en usez presque toujours. Illa debuit facere et ista non omittere, et je vous répondrai toujours qu'il faut rimer uniquement pour les oreilles, et que si on rimoit pour les yeux paon oysau rimeroit avec mouton. Pauvres barbares que nous sommes qui du mot augustus avons fait le mois d'aoust, qu'on prononce ou, à quoy le ferons nous rimer? Il y en a cent autres exemples. C'est cette malheureuse contrainte qui fait dire à toute l'Europe que nous n'avons point de poètes, car le langage du téâtre où les Français ont excellé n'est point la véritable poésie, et les épîtres de Despreaux sont de la raison rimée sans imagination et sans beaucoup d'esprit et de grâces. Quelle profusion d'images chez les Anglais et chez les Italiens! Mais ils sont libres, ils font de leur langue tout ce qu'ils veulent. O liberté, il n'y a point de biens sans toy en aucun sens. Pardon de tant de bavarderie. Je vous estime et je vous aime pour toute ma vie.
Voltaire