1767-08-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Jean Jacques Guillaume Guyot.

Il est très certain, Monsieur, que la France manque d'un bon vocabulaire; L'Espagne et l'Italie en ont, tous les mots y sont marqués avec leurs étimologies, leurs significations propres et figurées, avec des éxemples tirés des meilleurs auteurs dans les différents stiles.
Il faut remarquer surtout qu'en espagnol et en italien on écrit comme on parle. Tout celà est à désirer dans nos dictionaires. Nôtre écriture est perpétuellement en contradition avec nôtre prononciation. Il n'y a point de raison, pour laquelle je croiois, j'octroiois, doivent s'écrire ainsi, quand on prononce, je croiais, j'octroiais. Le second oi ne doit pas être plus privilégié que le premier. Du temps de Corneille on prononçait encor je connois, et même on retranchait L' s. Vous voiez dans Héraclius,

Qu'il entre; à quel dessein vient-il parler à moi,
Lui que je ne vois point, qu'à peine je connoi?

On ne soufrirait point aujourd'hui une pareille rime puisque l'on prononce Je connais.

Nôtre langue est très irrégulière. Les langages, à mon gré, sont comme les gouvernements, les plus parfaits sont ceux où il y a moins d'arbitraire. Il est bien ridicule que d' augustuson ait faitaoust, de pavonem, paon, de Cadomum, Caen, de gustus, goût. Les lettres retranchées dans la prononciation prouvent que nous parlions très durement; ces mêmes lettres que l'on écrit encor sont nos anciens habits de sauvages.

Que de termes éloignés de leur origine! Pédant qui signifiait instructeur de la jeunesse est devenu une injure. De fatuus qui signifiait prophête on a fait un fat. Idiot qui signifiait solitaire ne signifie plus qu'un sot.

Nous avons des architraves et point de trave, des archivoltes et point de volte en architecture, des soupcoupes après avoir banni les coupes, on est impotent et on n'est point potent, il y a des gens implacables et pas un de placable. On ne finirait pas si on voulait exposer tous nos besoins. Cependant notre langue se parle à Vienne, à Berlin, à Stokolm, à Copenhague, à Moscou. Elle est la langue de l'Europe, mais c'est grâce à nos bons livres et non à la régularité de notre idiome. Nos excellents artistes ont fait prendre notre pierre pour de l'albâtre.

J'attends monsieur votre vocabulaire pour fixer mes idées et je vous remercie par avance de votre politesse et de vos instructions.