Au château de Ferney, près Genève, 6 mai 1768
Je suis si vieux, monsieur, et si malade, que vous m'excuserez de répondre si tard à la lettre dont vous m'avez honoré, et d'y répondre si mal.
Je vois que vous êtes très instruit: pour moi, j'avoue que je suis peu au fait de la prononciation des Athéniens. Je n'ai jamais conçu comment on pouvait marquer des sixièmes et des quarts de tons. J'avais toujours entendu dire que la prononciation chinoise était, comme la grecque, une espèce de musique. Je vis six jeunes Chinois à Paris, au Collège des Jésuites; je les priai de parler entre eux; je ne distinguai pas la moindre intonation. Je ne connais que le vendeur d'orviétan de Molière qui ait parlé en chantant.
Au reste, la langue grecque n'a pas besoin de cet avantage pour être la plus belle langue qu'aient jamais parlé les hommes. Toutes nos langues modernes ne sont que des jargons; et pour les langues de l'Asie, je les crois barbares, attendu que les femmes étant presque toujours enfermées, n'ont pu adoucir ni les mœurs ni le langage. Je crois surtout la langue hébraïque la plus pauvre et la plus sauvage des langues d'Orient.
Si nos langues sont imparfaites, un homme qui paraît avoir autant de mérite que vous peut faire de bons ouvrages avec de mauvais outils.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire