1754-03-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Je vous remercie bien sincèrement, mon cher et savant abbé, du petit livre très-instructif que vous m'avez envoïe.
Il prouve que L'Académie est plus utile au Public qu'on ne pense, et il fait voir en même temps combien vous êtes utile à l'Académie. Il me semble que la plûpart des difficultés de notre Grammaire viennent de ces e muets qui sont particuliers à nôtre langue. Cet embarras ne se rencontre ni dans l'italien, ni dans l'espagnol, ni dans l'anglais. Je connais un peu toutes les langues modernes de L'Europe, c'est-à-dire tous ces jargons qui se sont polis avec le temps, et qui sont tous aussi loin du latin et du grec, qu'un bâtiment gothique l'est de l'architecture d'Athènes. Nôtre jargon par lui-même ne mérite pas en vérité la préférence sur celui des éspagnols qui est bien plus sonore et plus majestueux, ni sur celui des Italiens qui a beaucoup plus de grâces. C'est la quantité de nos livres agréables, et des Français réfugiés, qui ont mis nôtre langue à La mode jusqu'au fond du nord. L'italien était la langue courante du temps de l'Arioste et du Tasse. Le siècle de Loüis XIV a donné la vogue à la langue française, et nous vivons actuellement sur nôtre crédit. L'anglais commence à prendre une grande faveur depuis Addisson, Swift, et Pope. Il sera bien difficile que cette langue devienne une langue de commerce, comme la nôtre: mais je vois que jusqu'aux Princes, tout le monde veut l'entendre, parce que c'est de toutes les langues celle dans la quelle on a pensé le plus hardiment, et le plus fortement. On ne demande en Angleterre permission de penser à presonne. C'est cette heureuse liberté qui a produit l'essay sur l'homme de Pope; et c'est à mon gré le premier des poëmes didactiques.

Croiriez-vous que dans la ville de Colmar où je suis, j'ai trouvé un ancien magistrat qui s'est avisé d'apprendre l'anglais à l'âge de soixante et dix ans, et qui en sait assez pour lire les bons auteurs avec plaisir? Voïez si vous en voulez faire autant. Je vous avertis qu'il n'y a point de disputes en Angleterre sur les participes: mais je crois que vous vous en tiendrez à nôtre langue que vous épurez, et que vous embellissez.

Pardon de ne pas vous écrire de ma main, je suis bien malade. J'iray bientôt trouver la Chaussée. Je vous embrasse.

V.