Je suis très sensible, monsieur, à l'honneur que vous me faites de m'envoyer votre livre de l'Excellence de la langue italienne: c'est envoyer à un amant l'éloge de sa maîtresse. Permettez moi cependant quelques réflexions en faveur de la langue française, que vous paraissez dépriser un peu trop. On prend souvent le parti de sa femme, quand la maîtresse ne la ménage pas assez.
Je crois, monsieur, qu'il n'y a aucune langue parfaite: il en est des langues comme de bien d'autres choses, dans lesquelles les savants ont reçu la loi des ignorants. C'est le peuple qui a formé tous les langages; les ouvriers ont nommé tous leurs instruments. Les peuples, à peine rassemblés, ont donné des noms à tous leurs besoins; & après un très grand nombre de siècles, les hommes de génie se sont servis comme ils ont pu, des termes établis au hasard par le peuple.
Il me paraît qu'il n'y a dans le monde, que deux langues véritablement harmonieuses, la grecque & la latine. Ce sont en effet les seules, dont les vers aient une vraie mesure, un rythme certain, un vrai mélange de dactyles & de spondées, une valeur réelle dans les syllabes. Les ignorants qui formèrent ces deux langues, avaient sans doute la tête plus sonnante, l'oreille plus juste, les sens plus délicats que les autres nations.
Vous avez, comme vous le dites, monsieur, des syllabes longues & brèves dans votre belle langue italienne. Nous en avons aussi; mais ni vous, ni nous, ni aucun peuple, n'avons de véritables dactyles & de véritables spondées. Nos vers sont caractérisés par le nombre, & non par les syllabes. La bella lingua toscane à la figlia primogenita del latino. Mais jouissez de votre droit d'aînesse; & laissez à vos cadettes partager quelque chose de la succession.
J'ai toujours regardé les Italiens comme nos maîtres; mais avouez que vous avez fait de fort bons disciples. Presque toutes les langues de l'Europe ont aujourd'hui des beautés & des défauts qui se compensent. Vous n'avez point ces mélodieuses et nobles terminaisons des mots espagnols, qu'un heureux concours de voyelles & de consonnes rende si sonores. Los ombres, las historias, las costumbres. Il vous manque aussi ces diphtongues, qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux. Les rois, les exploits, les histoires. Vous nous reprochez nos e muets, comme un son triste & sourd, qui expire dans notre bouche. Mais c'est précisément dans ces e muets, que consiste la grande harmonie de notre prose & de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire. Toutes ces désinences heureuses laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne encore, quand les doigts ne frappent plus les touches.
Avouez, monsieur, que la prodigieuse variété de toutes ces désinences, peut avoir quelque avantage sur les cinq terminaisons de tous les mots de votre langue. Encore, de ces cinq terminaisons, faut il retrancher la dernière; car vous n'avez que sept ou huit mots, qui se terminent en u; reste donc quatre sons, a, e, i, o, qui finissent tous les mots italiens.
Pensez vous, de bonne foi, que l'oreille d'un étranger soit bien flattée, quand il lit pour la première fois, Il capitano che'l gran sepolcro liberò di Cristo, e che molto oprò col' senno e colla mano? Croyez vous que tous ces o soient bien agréables à une oreille qui n'y est pas accoutumée? Comparez à cette uniformité si fatigante pour toutétranger, comparez à cette sècheresse, ces deux vers simples de Corneille:
Voyez que chaque mot se termine différemment.
Prononcez ces vers d'Homere:
Qu'on prononce ces vers devant une jeune personne, soit anglaise, soit allemande, qui aura l'oreille un peu délicate, elle donnera la préférence au grec: elle souffrira le français; elle sera un peu choquée de la répétition continuelle des désinences italiennes. C'est une expérience que j'ai faite plusieurs fois.
Vous vantez, monsieur, l'extrême abondance de votre langue; mais permettez-nous de n'être pas dans la disette. Il n'est à la vérité aucun idiome au monde qui exprime toutes les nuances des choses. Toutes sont pauvres à cet égard: aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul mot, l'amour fondé sur l'estime ou sur la beauté seule, ou sur la convenance des caractères, ou sur le seul besoin d'aimer. Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de notre âme. Ce que l'on sent le mieux, est souvent ce qui manque de terme.
Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l'extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites un catalogue à deux colonnes de votre superflu & de notre pauvreté. Vous mettez d'un côté, orgoglio, alterigia, superbia; & de l'autre, orgueil tout seul. Cependant, monsieur, nous avons, orgueil, superbe, hauteur, fierté,élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire(dans le sens de reproche),gloriole, présomption, outrecuidance(mot très énergique & trop abandonné). Tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous, orgoglio, superbia, alterigia, ne sont pas toujours synonymes.
Vous nous reprochez dans votre alphabet de nos misères, de n'avoir qu'un mot pour signifier vaillant. Je sais, monsieur, que votre nation est très vaillante: l'Allemagne & la France ont eu le bonheur d'avoir à leur service de très braves & de très grands officiers italiens.
Mais si vous avez valente, prode, animoso; nous avons, vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux, brave, &c. Ce courage, cette bravoure, ont plusieurs caractères différents, qui ont chacun leurs termes propres. Nous dirons bien que nos généraux sont vaillants, courageux, braves, &c.; mais nous distinguerons le courage vif & audacieux du général qui emporta, l'épée à la main tous les ouvrages de Port-Mahon taillés dans le roc vif; la fermeté constante, réfléchie, adroite, avec laquelle un de nos chefs sauva une garnison entière d'une ruine certaine, & fit une marche de trente lieues à la vue d'une armée ennemie de cinquante mille combattants.
Nous exprimerons encore différemment l'intrépidité tranquille, que les connaisseurs admirèrent dans le petit neveu du héros de la Valteline, lorsque ayant vu son armée en déroute par la terreur panique de nos alliés, qui causa la nôtre, ayant aperçu le régiment de Diesbach & un autre qui faisaient ferme contre une armée victorieuse, quoiqu'ils fussent entamés par la cavalerie, & foudroyés par le canon, marcha seul à ces régiments, loua leur valeur, leur courage, leur fermeté, leur intrépidité, leur vaillance, leur patience, leur audace, leur animosité, leur bravoure,&c. Voyez, monsieur, que de termes pour un. Ensuite il eut le courage de ramener ces deux régiments à petits pas, & de les sauver du péril où leur valeur les jetait; les conduisit en bravant les ennemis victorieux, & eut encore le courage de soutenir les reproches d'une multitude mal instruite.
Verrez vous encore, monsieur, que le courage, la valeur, la fermeté de celui qui a gardé Cassel & Gottingen, malgré les efforts de soixante mille ennemis très valeureux, est un courage composé d' activité, de prévoyance & d'audace. C'est aussi ce qu'on a reconnu dans celui qui a sauvé Vezel. Croyez, monsieur, que nous avons, dans notre langue, l'esprit de faire sentir ce que les défenseurs de notre patrie ont le mérite de faire.
Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût. Vous vous imaginez que nous n'avons que ce terme pour exprimer nos entrées de table. Plût à dieu que vous eussiez raison! je m'en porterais mieux; mais malheureusement, nous avons un dictionnaire entier de cuisine.
Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand. Mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons.
Vous ne connaissez que le mot de savant: ajoutez y, s'il vous plaît, docte, érudit, instruit, éclairé; vous trouverez parmi nous le nom & la chose. Croyez qu'il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites. Nous n'avons point, dites vous, de diminutifs: nous en avions autant que vous du temps de Marot & de Rabelais; mais cette puérilité nous a paru indigne de la majesté d'une langue ennoblie par les Pascal, les Bossuet, les Fenelon, les Pélisson, les Corneille, les Despréaux, les Racine, les Massillon. Nous avons laissé à Ronsard, à Marot, à Dubartas, ces diminutifs badins en otte& en ette; & nous n'avons guère conservé que, fleurette, amourette, fillette, grandelette: encore ne les employons nous que dans le style familier. N'imitez pas le Buon-Mattei qui, dans sa harangue à l'Académie de la Crusca,(que je respecte, & dont j'ai l'honneur d'être) fait tant valoir l'avantage d'exprimer corbello & corbellino, en oubliant que nous avons des corbeilles& des corbillons.
Vous possédez, monsieur, des avantages bien plus réels; celui des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en italien, que nous n'en pouvons faire dix en français. La raison de cette facilité, c'est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâillements de syllabes, que nous prescrivons. C'est que tous vos mots finissant en a, e, i, o; que vous avez, au moins, vingt fois plus de rimes que nous, & que par dessus cela vous pouvez encore vous passer de rimes.
Mais, croyez moi, monsieur, ne reprochez à notre langue, ni la rudesse, ni le défaut de la prosodie, ni l'obscurité, ni la sécheresse. Vos traductions prouveraient le contraire: lisez d'ailleurs tout ce que m. l'abbé d'Olivet a composé sur la manière de bien parler notre langue: lisez m. Duclos. Voyez avec combien de force, de clarté, d'énergie, s'expriment m. d'Alembert & m. Diderot. Quelles expressions pittoresques emploient souvent m. de Buffon & m. Helvétius, dans des ouvrages qui n'en paraissaient pas susceptibles!
Je finis cette lettre trop longue, par une réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les prefectionnent par de bons livres; & la première de toutes les langues, est celle qui a le plus d'excellents ouvrages.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec beaucoup d'estime pour vous & pour la langue italienne, &c.
Voltaire
Au Château de Ferney en Bourgogne, ce 24 janvier 1761