Paris, 28 février [1770]
Vous comptez, M., autant de disciples qu'il y a d'hommes de lettres en France et peut-être en Europe; il n'en est aucun que vos ouvrages n'aient instruit et n'aient contribué à former.
Ils ont fait mes délices dès mon enfance; dans ma jeunesse, ils dirigent mon goût, ils éclairent ma raison.
L'admiration et l'attachement qu'ils m'ont inspiré pour leur auteur me sont communs avec tant de personnes que je n'ose m'en faire un titre pour vous consulter sur un travail que j'ai entrepris. Vous avez assurément mieux à faire qu'à donner des conseils à tous les étourdis qui vous en demandent avec autant d'indiscrétion que s'ils étaient en état d'en profiter.
Je mérite peut-être le même reproche, mais, si dans ce moment je vous importune, vous ne devez, M., vous en prendre qu'à vous-même. La manière pleine de bonté avec laquelle vous avez accueilli, encouragé les premiers efforts de plusieurs jeunes gens, devenus depuis des écrivains estimables, les instructions et les secours de tout genre que vous leur avez prodigués m'ont appris que vous trouviez autant de plaisir à obliger les particuliers qu'à éclairer le public et cette réflexion m'a enhardi.
J'ai presque honte de vous dire qu'il s'agit d'une traduction de Virgile. Vous me demanderez pourquoi je traduis? Pourquoi l'élève d'un peintre copie-t-il les tableaux de son maître? Pourquoi un amant veut-il multiplier les protraits de sa maîtresse? Si j'étais Italien ou Anglais, je voudrais vous traduire dans ma langue. J'aime Virgile, et vous, M., qui savez si bien, et sentir, et faire sentir le charme des beaux vers, et d'un style toujours pur, toujours correct, toujours facile, toujours harmonieux et toujours naturel, d'un style où l'image et le sentiment sont toujours rendus avec l'énergie et la grâce du mot propre, vous qui aimez tant Racine, je suis bien sûr que vous savez Virgile par cœur.
Je vous dirai encore que l'étude de Virgile a été pendant quelque temps pour moi un devoir d'état, et qu'obligé de la relire sans cesse, j'étais sans cesse plus frappé de ses beautés. Pour éclaircir les difficultés que présentent certains passages devenus obscurs, je parcourais quelquefois nos prétendues traductions et j'étais continuellement révolté du style lourd et barbare qu'on prêtait au plus grand poète et à l'écrivain le plus élégant de l'antiquité. En les lisant, je cessais de m'étonner que personne n'eût encore pu lire Virgile dans notre langue, mais un étonnement succédait à l'autre et je ne concevais pas davantage comment aucun écrivain sachant notre langue n'avait entrepris de la faire parler à Virgile. Vous n'avez peut-être, M., jamais daigné jeter les yeux sur ces misérables parodistes, soi-disant traducteurs. On dit que l'abbé Desfontaines est les moins mauvais de tous, et quel style! Il est difficile de décider si sa traduction s'éloigne davantage, ou du génie de sa propre langue, ou du sens de son auteur. Il ne rend pas une image, pas un sentiment de Virgile. Il traduit:
par: déjà, ils ont appareillé.
Voici comme il tue cette belle image:
Ses racines, aussi profondes que sa tête est élevée, le retiennent ferme sur le rocher où il est planté; il brave fièrement tous les assauts.
Je le prie seulement de m'accorder quelques jours pour soulager ma peine.
Voilà, M., ce que j'ai été condamné à lire, et à côté de Virgile. Vous concevez comment l'indignation m'a fait traducteur. Il m'était impossible de résister au désir de venger un auteur que j'aimais d'un pareil travestissement et, après m'être essayé sur plusieurs morceaux, je me suis enfin déterminé à entreprendre la traduction entière.
Indépendamment de mon goût pour Virgile, j'ai été soutenu dans mon travail par cette satisfaction secrète de l'amour-propre qui se plaît à lutter contre une difficulté regardée comme insurmontable et qu'il se flatte cependant de vaincre. C'est un plaisir de dupe et la gloire que peut espérer un traducteur n'est nullement proportionnée à la tâche qu'il s'impose. C'est sans doute pour cette raison que nous avons si peu de bons traducteurs, si même nous en avons un seul.
Car il est injuste d'en accuser notre langue, comme le font les étrangers. Comment cette langue, si riche, si brillante, si flexible à tous les caractères dans les écrits de nos grands hommes et dans les vôtres, M., n'aurait-elle plus que de la faiblesse quand on essaye de lui donner à exprimer des idées ou des sentiments heureusement exprimés dans les autres langues anciennes et modernes? Mille exemples m'ont convaincu du contraire. Vous, M., qui connaissez mieux que personne toutes ses ressources, vous serez sans doute de mon avis.
La vraie cause de la rareté des traducteurs, c'est la difficulté de traduire à la fois exactement et élégamment, de faire passer à la fois dans une autre langue, et le sens, et le génie de son auteur. Cette difficulté est incomparablement plus grande que celle de composer soi-même.
Un auteur qui écrit conçoit ses idées déjà revêtues de leurs expressions et souvent c'est le mot qui amène l'idée. S'il se présente à lui quelque image qui se refuse à une expression élégante et analogue au genre de style dont il a fait choix, rien ne l'empêche de l'abandonner et d'en substituer une autre. Il use de son bien. Combien de fois n'est-il pas arrivé qu'un poète ait sacrifié un très beau vers uniquement par l'impuissance d'y trouver une rime? Le traducteur, au contraire, est un homme comptable d'un bien qu'il ne fait qu'administrer; il ne peut rien retrancher, ni rien ajouter d'important. Un mot qui semble indifférent, ajouté ou retranché, ou simplement transposé, peut faire disparaître cette liaison souvent imperceptible par laquelle le poète passe d'une idée à l'autre et qu'on ne peut déranger dans détruire toute l'économie de l'ensemble et sans faire perdre à l'ouvrage le mérite de la justesse et celui du naturel. La transposition d'un membre de phrase peut intervertir la gradation des images, si nécessaire pour l'effet des tableaux, et celle des sentiments dont dépend si fort l'émotion que le poète s'est proposé d'exciter. Il n'est aucune expression de génie qu'il soit permis au traducteur de négliger, à peine de ne présenter qu'un squelette sans âme ou sans vie, ou un portrait de pure imagination. S'il peut se dispenser de cette loi, ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la langue et s'être convaincu par des efforts multipliés de l'impossibilité absolue du succès.
Voilà bien de la peine pour peu de gloire. L'écrivain original en acquiert beaucoup plus et à meilleur marché. Il a sans doute le mérite inestimable de l'invention, ce qui suppose un talent très précieux parce qu'il est très rare; mais, pour qui a reçu ce don de la nature, il n'est pas difficile d'inventer. Le plan et la disposition d'un ouvrage exigent du travail; mais, j'ai peine à croire qu'aucune idée heureuse, aucun trait de génie, ait été le fruit des efforts et de la contention.
C'est sur quoi, M., vous pouvez mieux décider que moi; je m'en rapporte à votre expérience.
Nos traducteurs, en général, ne se sont pas prescrit des règles si sévères. Ils ont mieux aimé regarder le but comme impossible que de prendre la peine nécessaire pour y atteindre. Ils se sont fait une conscience conforme à leur pratique. Aussi, dans leurs préfaces, ont-ils grand soin de nous annoncer qu'ils se sont bien gardés de cette exactitude littérale qui n'appartient qu'à des pédants et des écoliers. En conséquence de ce beau principe, toute figure hardie, toute expression original, est remplacée par de prétendus équivalents du style le plus trivial; les périphrases sont substituées au mot propre; la teinte du style de l'auteur disparaît entièrement et l'on ne voit que celui du traducteur. L'auteur le plus serré est rendu par un style traînant et diffus parce que la langue française exige que les idées soient développées. Un auteur périodique est rendu par un style serré parce que le style coupé est le plus conforme au génie du français. Ciceron et Senèque ont exactement le même ton, s'ils ont le même traducteur.
Ces messieurs s'imaginent embellir leur auteur en lui prêtant leurs propres idées. L'un d'eux nous dit, avec une naïveté admirable, que ces additions sont des acomptes par lesquels il a voulu dédommager Tacite des retranchements qu'il lui ferait ailleurs.
A les entendre, le plus grand mérite d'un traducteur consiste à ne point traduire; plus ils se sont éloignés du génie de leur auteur, plus ils s'applaudissent de s'être conformés au génie de notre langue et ils ne manquent pas de s'appliquer ce vers d'Horace:
Comme si Horace, en conseillant à ceux qui veulent prendre dans Homère des sujets ou des caractères tragiques de se rendre ces sujets propres et de ne pas se borner à être de simples traducteurs avait conseillé aux traducteurs, d'être inexacts.
Je vous avoue, M., que j'ai été jaloux de prouver par le fait qu'on peut traduire véritablement dans notre langue, qu'on peut y faire passer non seulement les principaux traits des écrivains de l'antiquité, mais le caractère de leur physionomie et jusqu'au coloris qui les anime.
Je sais que pour rendre véritablement un poète sans laisser rien à désirer, il faudrait le traduire en vers. Une versification harmonieuse et sonore a trop de charmes pour qu'une prose, quelque élégante qu'elle soit, puisse soutenir la comparaison; mais la difficulté de traduire Virgile augmente si prodigieusement quand on veut le traduire, que je la crois au-dessus des forces de tout écrivain qui n'est pas vous. On peut en conclure que jamais nous ne verrons Virgile traduit en vers; car, quand on a vos talents, on aime mieux être Voltaire que d'être le traducteur de Virgile. On a raison, on y gagne et le public aussi.
M. l'abbé Delille vient de nous donner une traduction en vers des Géorgiques; il y a infiniment de mérite à l'avoir faite; on y trouve même des morceaux très bien rendus; mais si j'ose dire ce que j'en pense, je n'y reconnais point l'original. La grâce, le naturel, la facilité des transitions, la molle douceur de la versification, ce molle atque facetum qu'Horace avait reconnu dans les premiers ouvrages de Virgile, disparaît dans l'abbé Delille. Presque toujours, il met de la pompe où Virgile n'a mis que de la simplicité et même de la naïveté; je ne parle pas de la contrainte qui se fait sentir si souvent dans sa traduction. Il ne faut peut-être pas reprocher ces défauts à cet écrivain estimable; ils ne prouvent que l'excessive difficulté de son entreprise.
Avant de connaître sa traduction, j'avais tenté aussi de traduire en vers, et j'avais poussé assez loin mes essais. J'étais assez content de plusieurs morceaux des Géorgiques, du premier et du quatrième livre de l' Enéide. Mais, après avoir cru réussir passablement à quelques morceaux, je me trouvais arrêté ensuite dans d'autres, par des difficultés que mes plus grands efforts ne pouvaient vaincre. Le dernier morceau sur lequel j'ai perdu beaucoup de temps, et qui m'a même entièrement découragé est le beau tableau de Laocoon au livre second, depuis le vers 201 jusqu'au vers 227. Si ce n'était pas à vous que j'écris, M., je crois que je défierais tous les versificateurs français de rendre l'énergie de cette peinture, mais je sais trop qu'il ne faut vous défier de rien; du moins, on peut vous prier de le tenter pour l'honneur de notre langue.
Contraint par mon impuissance à renoncer au projet de traduire en vers, j'ai cherché du moins à donner à ma prose un caractère de hardiesse et d'harmonie par lequel elle approchât autant qu'il est possible de la poésie.
Je me suis fait à cet égard un système d'harmonie dont l'effet me paraît réel; mais je dois craindre de me faire illusion, et c'est pour savoir si cette crainte est fondée que je prends, M., la liberté de vous consulter.
Je joins à cette lettre la traduction entière de la huitième Eglogue et celle de plusieurs morceaux choisis du quatrième livre de l' Enéide, que j'ai travaillés avec toute l'attention dont je suis capable. Vous verrez que je m'y suis permis les mêmes inversions qu'on se permet en vers; j'y ai aussi évité avec le même soin que dans les vers les hiatus et le concours des sons désagréables. J'ai tâché d'y mettre du nombre, de la cadence, et je me suis donné pour y parvenir plus de liberté que je n'en aurais pris dans une traduction en prose ordinaire. Vous vous apercevrez même que j'ai changé quelques noms dans l' Eglogue. Avec tout ce travail, au lieu d'un prose harmonieuse, je n'aurai peut-être réussi qu'à faire une prose bizarre. Mon oreille ne peut plus en juger, et je ne puis en truvoer de plus délicate, ni de plus exercée que la vôtre. J'ose donc vous prier de lire cette traduction en la prononçant d'une manière aussi soutenue qu'on prononce des vers. Si vous y reconnaissez le nombre et l'harmonie que j'ai cru y mettre, je serai sûr d'avoir réussi et je continuerai. Si, au contraire, votre oreille n'y trouve pas plus d'harmonie que dans toute autre prose, j'en concluerai que je me suis trompé et j'abandonnerai un travail inutile.
Ce serait mettre le comble à vos bontés que de prendre la peine de me marquer d'un coup de crayon les endroits de ma traduction qui vous paraîtraient d'ailleurs défectueux, soit pour la fidélité du sens, soit pour la correction et l'élégance du style. Je croirais que mon travail aurait quelque valeur si vous y preniez assez d'intérêt pour le corriger.
Je vous prie de me renvoyer cette traduction ainsi crayonnée et de me marquer, en même temps, l'effet qu'aura produit sur votre oreille ce genre de prose. Vous voudrez bien adresser le paquet cacheté sous mon nom, avec une seconde enveloppe à M. Caillard, secrétaire de M. d'Arget, à l'Ecole Royale Militaire. Je le reprendrai chez lui, au retour d'un voyage de quelques semaines que je vais faire en Hollande.
J'ai l'honneur d'être, avec toute l'admiration qui vous est due . . . .
l'abbé de L'Aage des Bournais