1771-04-28, de Anne Robert Jacques Turgot à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a, Mr, quelques mois que je suis arrivé à Paris, ainsi que je vous l’annonçai par la lettre que j’ay eu l’honneur de vous écrire de Genes le 1770.
Ne trouvant point ici de réponse à cette lettre, ma première idée a été que mon travail ne méritait pas que vous employassiés à l’examiner une seconde fois un tems aussi précieux que le vôtre. Mon amour propre s’était soumis non sans regret à la rigueur de ce jugement: je m’étais résolu à ne vous plus importuner et à ne regarder les choses flatteuses que contenait votre lettre du 19 Juin dernier que comme l’effet d’une extrême politesse.

Pardonnés, Monsieur, si par un retour de cet amour propre, je renonce avec peine à l’idée que mon travail a pu mériter d’être loué par un grand homme, mais en lisant dernièrement dans un ouvrage périodique que vous ne receviés aucune lettre qui ne fût cachetée d’un cachet connu, je me suis rappellé que ma lettre de Genes était cachetée d’une simple tête, et j’ay imaginé que peut être vous ne l’aviés point retirée de la poste. En ce cas j’aurais eu à vos yeux le tort de ne vous avoir pas témoigné ma reconnaissance de l’attention que vous avés daigné donner à mon travail sur Virgile. J’en ai cependant senti le prix bien vivement, et peut être avais je trop senti celuy de vos éloges. Mais quel homme n’en serait pas enyvré? s’il était sûr de ne pas les devoir uniquement à votre indulgence.

Trouvés bon, je vous prie, qu’en vous réitérant mes remercimens, je vous répète une partie de ce que je vous écrivais de Genes. J’osais me plaindre de ce qu’en me louant vous n’aviés pas eu la bonté de m’éclairer sur l’object d’un doute que je vous soumettois, je veux dire sur la réalité du genre d’harmonie que j’ai tenté de donner à ma traduction. Je n’ose adopter ce que vous m’avés dit d’obligeant ny me flatter que la contrainte à laquelle je me suis asservi, les inversions et tous les autres sacrifices que j’ay faits à cette harmonie n’ayent point ôté à mon style, la correction, le naturel, et la chaleur. Je dois craindre au contraire qu’une oreille aussi délicate que la vôtre n’ait été choquée de certaines transpositions, dès qu’elle n’en a point été dédommagée par le rythme dont j’ai voulu faire l’épreuve.

Je n’ose vous dire tout à fait mon secret, Monsieur, je suis trop humilié de ce que vous ne paroissés pas y avoir fait attention. J’en dois conclure que je n’ai point atteint mon but, que mon oreille m’a fait illusion, et que j’ay pris une peine inutile. L’effort m’aura toujours servi à me faire mieux connoitre les ressources de ma langue et à m’exercer dans l’art difficile d’écrire. Je me féliciterai sur tout de l’occasion que cet essai m’a donnée d’entrer en correspondance avec vous, et de vous témoigner ma profonde admiration. Les louanges que vous avés données à mon travail m’ont aussi procuré un moment d’yvresse bien doux.

Serace abuser de vos bontés que de vous demander encore un mot d’éclaircissement sur cette harmonie réelle ou imaginaire de ma traduction? Je repars ces jours cy pour l’Italie et si vous avés la complaisance de me répondre je vous serai obligé d’adresser votre lettre à Mr Directeur de la poste de France à Genes pour remettre à L’abbé de L’Aage des Bournais. Je la prendrai chéz luy à mon passage. J’éprouve encore dans ce voyage le regret de n’être pas seul ny libre de prendre ma route par Ferney.

J’ay l’honneur d’être avec une respectueuse admiration Mr V. T. h.