le [c. 15] Juillet 1770
Monsieur,
Mr Caillard m'a fait passer la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire à Paris.
Elle m'a fait d'autant plus de plaisir que je commençois à douter si mon paquet vous étoit parvenu. Je suis bien fâché que votre silence ait été occasionné par une maladie; et personne ne ressent plus vivement que moi la joye que votre convalescence doit donner à tout homme qui pense.
Les éloges que vous daignés faire de mon travail sont bien propres à m'enorgueuillir: cependant il y a un point sur lequel j'avois besoin que votre avis m'éclairât et dont vous ne me dites rien. Je parle du genre d'harmonie que j'ay essayé de donner à ma traduction. Si j'en devois croire les choses flatteuses que vous avés la bonté de me dire, la contrainte à la quelle je me suis assujetti n'auroit fait perdre à mon stile ny la correction, ny le naturel, ny même la chaleur. Ce seroit beaucoup; mais je n'ose adopter une idée aussi agréable. Je ne serois au contraire nullement étonné que les inversions et tous les autres sacrifices que j'ay faits à l'harmonie eussent choqué une oreille aussi délicate que la vôtre, dès qu'elle n'en a point été dédommagée par le Rythme dont j'ai voulu faire l'épreuve.
Je vous dis presque mon secret, Monsieur, et je serois bien tenté de vous le dire tout à fait. La seule chose qui me retienne est la persuasion où je suis, que si vous ne l'avés pas deviné, c'est parce que je n'ai point atteint mon but. Mon oreille m'aura probablement fait illusion et j'aurai pris une peine inutile. Je m'en consolerai si cet effort m'a donné occasion d'acquérir un peu plus de connoissance que je n'en avois des ressources de ma langue, et quelque facilité à les mettre en usage. Je m'applaudirai sur tout de ce qu'il m'a procuré l'avantage d'entrer en correspondance avec un grand homme et la satisfaction d'en être loué. Qu'elle seroit enyvrante! si je pouvois ne la pas devoir à son indulgence et à sa politesse.
Je crains d'abuser de cette indulgence en vous priant encore de m'éclairer sur l'article qui fait le sujet de mon doute. Je pourrois trouver votre réponse à Paris où je retournerai certainement au commencement d'Août. Si j'étois le maitre de ma marche et de mes momens, je vous demanderois la permission de prendre ma route par Ferney et d'aller apprendre auprès de vous à écrire et à penser.
J'ai l'honneur d'être avec autant d'admiration que de respect,
Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur,
l'abbé de L'Aage des Bournais