Le sentiment de m. de Voltaire en fait de littérature n'est une loi que pour un certain nombre d'enthousiastes qui ont le transport au cerveau, & qui sont persuadés de l'infaillibilité de ses oracles. Les vrais connaisseurs & les gens raisonnables, sans vouloir couper les ailes du génie, examinent avec attention les tentatives dans tous les genres, & en jugent de sang-froid.
Il résulte, monsieur, de votre lettre sur la versification de la tragédie de Tancrède: 1. que les grands vers à rimes croisées valent mieux que les grands vers à rimes plates; 2. que les vers mêlés conviendraient mieux que les vers alexandrins; 3. que l'unité de lieu est inutile. Voilà, monsieur, d'étranges paradoxes. Vous avez oublié qu'il est en tout un point où il faut s'arrêter. Les gens qui pensent ont raison de se défier des innovations; c'est la source la plus prochaine du faux bel esprit & de la décadence de presque tous les arts, qui, portés à leur perfection, ont dégénéré sensiblement dès qu'on a voulu aller plus loin. L'architecture en est une preuve frappante; elle aurait conservé bien plus longtemps son élégance & sa noble simplicité, si les Goths ne l'avaient dégradée en croyant la perfectionner. On ne saurait donc être trop scrupuleux dans l'examen des nouveautés; elles sont plus dangereuses quand elles viennent de gens d'un certain mérite, que lorsqu'elles sont hasardées par ces insectes dont vous parlez, parce que n'étant ni vraiment utiles ni produites sous l'éclat d'un grand nom, elles tombent d'elles mêmes dans l'oubli. M. de Voltaire a peut-être gâté plus de jeunes auteurs qu'il n'en a formés; séduits par sa versification qu'ils veulent imiter, ils ne peuvent l'atteindre que dans de fréquentes antithèses & dans quelques maximes hasardées sur les prêtres & sur les religions.
Mais voyons si les grands vers à rimes croisées, pour lesquels vous vous déclarez, ont sur les grands vers à rimes plates des avantages réels qui doivent leur faire donner la préférence dans votre versification. Je vous avoue que ces avantages ne frappent point mon esprit, & que je n'y découvre, au contraire, qu'une perte réelle pour nos plaisirs. Soit que je tienne à l'habitude, soit que mon oreille ne soit pas aussi délicatement conformée que la vôtre, il me semble que l'harmonie est considérablement diminuée par cette sorte de rimes. De votre propre aveu, nous n'avons presque point de quantité: or les vers croisés n'étant pas soutenus par la rime, se rapprochent beaucoup de la prose, ou tout au moins des vers blancs; c'est le sentiment de m. de Voltaire lui même. J'ajoute qu'ils fatiguent plus l'oreille que nos vers alexandrins à rimes plates, en ce que la rime que l'on attend du premier vers n'arrivant quelquefois qu'au quatrième, cause de temps en temps des chutes qui approchent de celles de l'épigramme ou du madrigal; ce qui certainement est peu digne de la tragédie.
Loin de se relâcher des règles que les anciens maîtres du théâtre ont tracées & suivies, il serait à souhaiter, monsieur, qu'elles fussent encore plus rigoureuses. Des vers alexandrins à rimes croisées seraient plus aisés à faire que des vers alexandrins à rimes plates, & des vers mêlés, comme ceux de l'opéra, le seraient encore plus que les alexandrins à rimes croisées. S'il n'y a pas de rimailleur qui n'essaie, en sortant de la poudre du collège, de faire déraisonner en grands & lourds alexandrins Agamemnon, Oreste, ou quelqu'autre héros de l'antiquité, où en serions nous, si nos jeunes auteurs pouvaient faire des tragédies en alexandrins de rimes croisées ou en vers mêlés! De quel débordement de médiocrités & de platitudes dramatiques serions nous inondés! Que ne tranchez vous, monsieur, toutes les difficultés, puisque vous êtes en train? Que ne dites vous qu'on devrait se passer de versification dans nos tragédies déclamées, les écrire en prose ou tout au moins en vers blancs mêlés, & même les chanter comme les tragédies lyriques. Croyez, monsieur, que nos maîtres connaissaient bien notre langue & notre poésie, & que, s'ils ont adopté les vers alexandrins à rimes plates pour leurs productions dramatiques, c'est qu'ils ont senti que c'était la marche la plus noble, la plus harmonieuse, & la plus féconde en beautés, par la peine où elle met un auteur de les chercher. Vous ne songez pas qu'avec votre innovation, vous faites le procès à Corneille, à Racine, à Boileau, à Molière, à m. de Crébillon, à m. de Voltaire lui même. S'aperçoit on, dans leurs bonnes pièces, de cette monotonie & de ces entraves prétendues des vers alexandrins à rimes plates? Je vous ai cité Boileau, quoiqu'il n'ait point fait de pièces de théâtre, attendu que ses plus beaux ouvrages sont de cette mesure, & Molière parce qu'il l'a employée dans ses chefs-d'œuvres comiques, le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes Savantes, &c. Quant à m. de Voltaire qui, dans Tancrède seul, s'est servi de ces vers alexandrins à rimes croisées, ne voyez vous pas, monsieur, que c'est un caprice d'esprit, une fantaisie, un trait de singularité de la part de cet écrivain qui a le goût blasé sur notre ancienne versification théâtrale, & qui croit se distinguer par cette nouveauté, quelque simple & quelque puérile qu'elle soit?
A l'égard de vos réflexions sur l'unité de lieu, m. de Voltaire lui même en a pris la défense contre la Motte dans la préface de son Œdipe. Il lui plaît, à cause de son Tancrède, de changer aujourd'hui d'opinions; ce qui ne surprend personne. Je conviendrai pourtant que peut-être, en se prêtant à l'illusion, nécessaire au théâtre jusqu'à un certain point, nous gagnerions quelques sujets qu'il est impossible de traiter sans cela; mais j'aurai toujours à vous répondre que nous avons des chef-d'œuvres sans nombre où cette règle n'est pas violée, & que le mal qui résulterait de l'abus que l'on en ferait sûrement, nous ferait acheter bien cher le peu que nous y aurions gagné.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Moniseau Avocat au Parlement
A Paris, ce 16 Déc. 1760