1761-02-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ce n'est pas aux yeux que j'ai mal, c'est à la main écrivante; on dit que j'ai la goute, mes divins anges, & que je suis le plus maigre des gouteux.
Non ce n'est pas moi qui ne réponds point aux articles des Lettres, c'est vous, vous qui parlez; je n'avais oublié que l'article d'Œdipe, et j'ai réparé bien vite cette omission; mais vous! avez vous répondu à mes justes plaintes contre Prault petit fils? qui n'a pas seulement daigné m'envoier un exemplaire de sa petite drôlerie de Tancrède! M'avez vous dit un mot du père de famille? Si vous aviez daigné m'instruire de la maladie de mr de Bellisle, je n'aurais pas pris sottement ce temps là pour importuner mr le Duc de Choiseuil de mes facéties; j'ai si bien pris mon temps qu'il ne m'a point fait de réponse, mais n'allez pas l'imiter.

Je ne suis pas excessivement content de made de Pompadour, mais aussi je ne suis pas fâché contre elle; je trouve seulement la muse limonadière plus attentive qu'elle.

J'ignore aussi si mr le duc de Richelieu est à Versailles; c'est encor un de nos hommes éxacts, qui vous écrivent une lettre de huit pages, et qui vous laissent là des années entières.

Acharnement pour l'affaire du curé, non. Vivacité, oui. Et puis, quand j'ai rendu ce service à l'Eglise, je fais un chant de la pucelle.

Je n'ai point trouvé d'autre façon de répondre à tous les faquins qui m'accusent de n'être pas bon chrétien que de leur dire que je suis meilleur chrétien qu'eux; je fais plus, je le prouve; mais mon christianisme ne va pas jusqu'à pardonner à Omer; je n'ai point de fiel contre Freron, c'est à lui à me détester, puisque je l'ai rendu ridicule, et que je l'ai fait baffoüer de Paris à Vienne. J'aurais voulu, il est vrai pour mon divertissement qu'on lui eût fait dire deux mots par le Lieutenant criminel au sujet de mlle Corneille; si celà ne se peut, il faut tâcher de prendre une autre route. Monsr Corneille père, peut se plaindre à monsr de St Florentin; j'en écris à mr Le Brun. Il est bon de tenter toutes les voïes, car ce n'est pas assez de rendre Fréron ridicule, l'écraser est le plaisir. J'ai quelque maltalent contre mr de Malsherbes qui protège les feuilles de ce monstre; mais toutes ces belles passions s'anéantissent devant la haine cordiale que je porte à l'impudent Omer. Cependant la violence de cette juste haine peut céder à la raison, et puisque je ne puis lui couper la main dont il a écrit son infâme réquisitoire qu'on lui a dicté, je l'abandonne à sa pédanterie, à son hipocrisie, à sa méchanceté de singe, et à toute la noirceur de son noir caractère; que le Pantaodai reste un ouvrage de Société entre les mains de trois ou quatre personnes; que Madlle Clairon n'en ait pas même d'exemplaire, et que le plus profond mépris fasse place à ma juste colère, colère d'autant plus véhémente, que je l'ai couvée un an entier.

Mes anges, si j'avais cent mille hommes, je sçais bien ce que je ferais, mais comme je ne les ai pas je communierai à Pâques, et vous m'appellerez hipocrite tant que vous voudrez. Ouï par dieu je communierai avec made Denis et mlle Corneille; et si vous me fâchez je mettrai en rimes croisées le tantum ergo. Je m'aperçois que cette Lettre est plus brûlable que L'Ecclésiaste; ainsi je vous suplie de vous souvenir de moi au coin de vôtre cheminée.

A propos, qui vous a dit que je faisais une tragédie? Je suis fâché de vous ôter cette douce illusion. Cette Lanterne vient de ce que made Denis, qui est toujours folle du droit du seigneur, avait mandé à sa sœur que nous joüerions quelque chose de nouveau et de merveilleux, mais sans lui dire de quoi il était question. Gardez moi, je vous prie, un éternel secret, mes divins anges, sur ce droit du seigneur qui m'enchante.

Pour Fanime, je la regarderai toutte ma vie comme un ouvrage médiocre, et ce beau fils qui rend Fanime à son père pour s'en débarasser, me paraîtra toujours un des plus plats personnages qui aient jamais éxistés; il y a des morceaux touchants, d'accord; on y pleure, je le passe; mais je ne juge point d'un visage par un nez, et par un menton. Je veux du tout ensemble. Vive Tancrède, cette pièce me parait bien faitte, neuve, singulière; cependant nous verrons ce que je pourai faire pour obéir à vos ordres au saint temps de Pâques. Et la dissertation contre ces barbares anglais? Vous n'en parlez pas. Mes divins anges je vous regarde comme la consolation et l'honneur de ma vie. Je suis bien faible mais je vous aime fortement.

V.