1761-01-15, de Pierre Alexandre Lévesque de La Ravalière à M. — Moniseau.

Je sais, monsieur, que le sentiment de m. de Voltaire, ni d'aucun homme de lettres, ne peut être regardé comme une sorte de loi, que quand il est devenu, par un aveu presque unanime, celui de la plus saine partie du public lettré.

J'avouerai encore avec vous que m. de Voltaire a gâté beaucoup de jeunes gens; & ils ne méritaient pas un meilleur sort, puisque la nature ne leur avait accordé d'autre talent que celui d'être singes. Vous leur auriez donné quelque excellent modèle, qu'il vous eût plu de choisir, ils auraient été gâtés de même dès qu'ils l'auraient imité servilement, parce qu'il n'y en a pas qui ne soient défectueux. Le froid imitateur joint alors à ses propres défauts ceux de son original qu'il charge encore. D'ailleurs il n'y a pas deux esprits qui se ressemblent, de même qu'il n'y a pas deux visages où se rencontrent les mêmes traits.

Pour cultiver les arts, il faut être né avec du génie & du goût, & consulter ensuite les ouvrages des artistes qui ont excellé. C'est par l'examen des bonnes parties de chacun en particulier, qu'on se forme une idée de la perfection de l'art. Aucun d'eux, il est vrai, ne l'a atteinte; mais on doit cependant la prendre pour but en s'étourdissant sur l'impossibilité prouvée d'y parvenir. Si je m'avisais, dans un délire, de faire une tragédie, je n'imiterais ni les Grecs, ni Corneille, ni Racine: mais je les lirais tous nuit & jour, & je réfléchirais.

Les nouvelles tentatives dans les arts, sont, à vous en croire, les présages de la chute du goût. Me le prouveriez vous bien par des raisons? Vous citez un exemple que vous tirez de l'architecture, simple & grande chez les anciens, chargée & mesquine chez nos aïeux.

Mais, monsieur, est ce pour avoir voulu perfectionner l'architecture, que les Goths sont tombés dans le mauvais goût? Connaissaient ils assez l'architecture des anciens, pour avoir voulu la corriger? Ou plutôt n'est ce pas comme inventeurs, & non comme réformateurs, qu'ils ont si mal réussi?

Et quels siècles plus féconds en réformes & en inventions que les beaux siècles des arts? Tenons nous en à celui de Louis XIV. Je vois en France la tragédie, la comédie, se mouler, s'il est permis de parler ainsi, sur un modèle inconnu aux anciens. Je vois une nouvelle langue se former sous la plume des Pascal, des Boileau, des Racine. Je vois ce même Pascal, la Rochefoucault, Fénelon, la Bruyère se faire un nom immortel par des genres dont ils sont les créateurs. L'opéra, genre où presque tous les arts brillent à l'envi, & qui ne connaît de règle que de plaire, transporté ici d'au delà des Alpes, ne conserve plus rien des climats d'où il a été transplanté. Pour lui naissent sur les bords de la Seine une musique qui n'est ni celle des anciens, ni celle de l'Italie: une danse qui n'est ni la danse militaire & sauvage de Pyrrhus, ni la froide sarabande des Espagnols, ni la confuse contredanse de nos voisins: une poésie qui n'est point celle des Horace, des Virgile, des Ovide, mais dans laquelle Anacréon eût exercé avec plaisir son génie formé par les grâces.

La poésie, comme les autres arts, excepté peut-être la sculpture, fut elle cultivée à la fois avec succès par mille citoyens & pendant mille années, on trouverait encore au bout de ce temps des perfections inconnues, & ces découvertes n'annonceraient pas la chute du goût. On respecte ses maîtres; mais on n'est pas leur esclave. C'est en voulant nous élever au dessus d'eux, que nous deviendrons supérieurs à nous mêmes. Raphaël ne serait point l'aigle de la peinture, s'il s'en était tenu aux leçons de Piétre Pèrugin, & si Rubens s'en fût tenu à ce que savait Raphaël, le plus grand des peintres, il en aurait su bien moins que lui & n'aurait pas colorié. Si vous voyez jamais, monsieur, l'antithèse & les sentences, prendre la place du sentiment, un style alambiqué, se faire préférer à l'expression de la nature; au théâtre, un tumulte étourdissant, l'emporter sur une marche simple & judicieuse, le bel esprit sur le génie; si ce défaut devenait malheureusement celui des auteurs qui seraient à la tête de la littérature; s'il était applaudi, admiré par le public: dites alors qu'on ne connaît plus les lois du bon goût. Si, dans ce même temps, des inventeurs, toujours inférieurs dans les arts libéraux à ceux qui ont le talent d'exécuter, faisaient part au public de quelques nouvelles vues; si ces vues étaient saines & telles que, dans des temps plus heureux où des hommes de mérite auraient pu en profiter, elles nous eussent procuré de nouveaux plaisirs; dites encore que le bon goût est anéanti, non parce qu'on invente, mais parce qu'on n'a plus de génie pour exécuter.

J'ai assez répondu aux reproches que vous faites en général à ce que vous appelez innovations. Passons au sujet de notre dispute.

Vous me dites que m. de Voltaire a prétendu, dans la préface de Brutus, que les vers croisés se rapprochent beaucoup des vers blancs. Il a donc cru que Rousseau, l'un de nos poètes qui a rimé le plus richement, a fait dans ses odes à peu près des vers blancs ou non rimés?

Selon vous, monsieur, il sera plus aisé de faire des vers alexandrins à rimes croisées qu'à rimes plates. J'avoue que pour un homme qui travaillera sans goût & sans émulation, & qui, en composant une tragédie, ne cherchera qu'à expédier & qu'à entasser vers sur vers, jusqu'à ce que le total soit de quinze à seize cents, il y aura autant de difficultés de moins, qu'il y a dans le mélange des rimes croisées de combinaisons de plus que dans les rimes plates. Mais, pour un homme qui cherchera la perfection, il y en aura plus. Dans les rimes plates il faut qu'il consulte son oreille pour savoir si chacun de ses vers est sonore; & si leur assemblage est harmonieux. Dans les autres, il faudra qu'il la consulte encore pour entrelacer les rimes avec un heureux choix. Dans les endroits vifs, il serait, je crois, à propos d'éloigner les rimes masculines: dans les morceaux d'une douleur sombre, dans les passions tristes, il faudrait multiplier les rimes plates, &c.

Les rimes croisées, par le retour moins fréquent des mêmes sons, offrent cette facilité qui n'est qu'apparente, & que les anciens ont recherchée dans l'invention de l'iambe tragique.

Plaider pour les rimes croisées, ce n'est pas faire le procès à nos maîtres. Peut on les condamner, eux qui nous ont laissé tant de richesses, d'avoir manqué d'un agrément peut-être léger? On voit fréquemment dans Stace, des vers d'un tour inconnu à Virgile, & qui seraient fort bons à employer dans des peintures gigantesques. Il y en a un de ce genre dans l'inscription de notre arsenal: Tela giganteos debellatura furores. Parce que j'approuve cette espèce de vers, direz vous que je fais le procès à Virgile, & que je lui préfère Stace?

Je vois nombre de raisons en faveur des rimes croisées: je n'en vois qu'une contre elles; c'est qu'elles vous ont déplu. Voilà le plus fort argument de votre réponse; car si le plus grand nombre des gens de goût sont de votre sentiment, vous avez gagné.

Cependant votre dégoût a-t-il certainement la cause que vous soupçonnez? Dans la tragédie de Tancrède, telle qu'elle a été jouée, il restait des vers un peu lâches, un peu vides, des idées qui n'étaient pas rendues avec toute la concision qu'on pouvait désirer. Vous aurez peut-être attribué au genre un défaut qui n'est que celui de l'auteur, & qui sans doute ne se trouvera plus à l'impression: m. de Voltaire ayant, dit on, envoyé beaucoup de corrections au libraire. Trouvez vous dans les vers suivants quelque chose qui choque l'oreille:

J'appris sous cette mère abandonnée, errante,
A supporter l'exil & le sort des proscrits,
L'accueil impérieux d'une cour arrogante,
Et la fausse pitié, pire que les mépris.

Mais ceux qui vous déplaisent, ce sont surtout les vers dont la rime du premier ne revient qu'au quatrième; parce que, dites vous, ils ont une chute épigrammatique. Voyons en de cette espèce:

Tancrède, un rejetton de ce sang dangereux,
Des murs de Syracuse éloigné dès l'enfance,
A servi, nous dit on, les César de Bysance.
Il est fier, outragé, sans doute valeureux,
Il doit haïr nos lois, il cherche la vengeance;
Tout Français est à craindre.

Vous voyez monsieur, qu'il y a des moyens d'empêcher cette chute, en suspendant le temps au troisième vers, ou en ne le terminant pas au quatrième, &c. Vous voyez aussi ma bonne foi de n'avoir cité que des vers très simples & incapables d'éblouir par leur pompe.

Je passe sans transition, suivant ma coutume, aux vers mêlés vulgairement appelés vers libres. Vous me faites dire que ces vers conviendraient mieux que les vers alexandrins, & j'ai dit seulement que les vers mêlés conviendraient mieux quelquefois, comme dans certains monologues, dans les endroits où les passions sont fort vives. En effet l'agitation de l'âme me semblerait assez bien rendue par une mesure inégale qui tiendrait quelque chose de ce trouble. Là dessus vous tombez dans la plaisanterie, vous appelez ces vers mêlés des vers d'opéra, vous me proposez de les faire chanter. Mais quel est l'homme qui connaît un peu l'art de la versification, qui ne sache que des vers peuvent être mêlés & n'être ni ceux de l'ode, ni ceux de l'opéra, ni ceux du badinage? On a fait tant de chose du vers alexandrin toujours combiné de même, & l'on ne ferait rien des vers mêlés qui ont tant de combinaisons différentes!

Au reste, monsieur, comme je l'ai dit, les anciens qui en savaient tant, ne s'en sont pas toujours tenus à une même espèce de vers dans leurs ouvrages dramatiques, & ils ont été approuvés par Corneille, qui est tout pour moi.

Vous me reprochez, en continuant la plaisanterie, de n'avoir pas conseillé d'écrire les tragédies en prose ou en vers blancs.

Les vers blancs sont insoutenables, & Racine en eût il fait, on ne les pourrait lire. La prose se lit & s'entend réciter sand dégoût. Si un homme était né avec tout le talent du poète tragique, & qu'il ne lui manquât que celui de faire des vers, (car tout le monde convient avec Aristote que ce n'est pas le vers qui fait le poète), si ce même homme faisait d'excellentes tragédies, êtes vous bien convaincu qu'on ne les verrait pas représenter, qu'on ne les lirait pas avec plaisir? Mais on les mettrait toujours au dessous des autres tragédies qui, aussi bonnes d'ailleurs, seraient versifiées. Ne lisons nous pas avec intérêt des poèmes épiques ou dramatiques traduits en prose française, & qui ont perdu beaucoup, en passant dans notre langue? Des ouvrages originaux n'auront ils pas un avantage de plus?

Comme vous m'attaquez faiblement sur ce que j'ai touché de l'unité de lieu (que je n'ai point dit être inutile) je ne me répéterai pas. Je n'ai rien avancé de moi même & j'ai toujours marché appuyé sur le grand Corneille. Si un homme dans la république des lettres pouvait faire une loi, ce serait surtout celui qui, depuis plus d'un siècle, jouit d'une réputation qui ne fait qu'augmenter.

Je finis par l'examen de votre grand argument, qui fait toujours votre principale réponse à tout ce que j'ai avancé: la facilité qu'il y aurait à faire des tragédies si les poètes daignaient m'écouter.

Je conviendrai donc avec vous, sans vous l'accorder, que la carrière tragique deviendrait alors moins épineuse. Et si, parcourue par de grands hommes, leur course ne nous cause pas moins de plaisir, de jeunes gens, qui ne peuvent qu'à peine se traîner avec effort, voudront aussi courir, dites vous? Eh! que m'importe? ils tomberont. Mais il y aura toujours des sots prêts à les relever…. Eh, laissons faire les sots!

J'ai l'honneur d'être & c.

Levesque