à Cirey en Champagne ce 3 avril 1739
Votre belle tragédie Monsieur est arrivée à Cirey comme les Maupertuis et les Bernouilli en partoient; les grandes véritez nous quittent, mais à leur place les grands sentiments et de très baux vers, qui valent bien des véritez, nous arrivent; madame la marquise du Chastelet a lu votre ouvrage avec autant de plaisir que le public l'a vu; je joints mon suffrage au sien quoiqu'il soit d'un bien moindre poids et j'y ajoute nos remerciments du plaisir que vous me faites et de la confiance que vous voulez bien avoir en moi.
Je crois que vous êtes le premier parmi les modernes qui ayiez été auteur et acteur tragique, car celui qui donna Hercule sous son nom n'en était pas l'auteur, et d'ailleurs cet Hercule est comme s'il n'avait point été. Ce double mérite n'a guère été connu que chez les anciens grecs, chez cette nation heureuse de qui nous tenons tous les arts, qui savoit récompenser et honorer tous les talens, et que nous n'estimons ny n'imitons pas assez.
Je vous avoue Monsieur que je sens un plaisir incroyable quand je vois des vers de génie, des vers nobles plein d'harmonie et de pensées, c'est un plaisir rare, mais je viens de le goûter avec transport.
Il me semble que votre ouvrage étincelle partout de ces traits d'imagination, et lorsque vous aurez achevé de polir les autres vers qui enchâssent ces diamants brillants, il doit en résulter une versification très belle et même d'un nouvau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardy dans les vers d'une tragédie mais aussi les Français n'ont ils pas souvent été un peu trop timides? A la bonne heure qu'un courtisan poli, qu'une jeune princesse ne mettent dans leurs discours que de la simplicité et de la grâce. Mais il me semble que certains héros étrangers des Asiatiques, des Américains, des Turcs peuvent parler sur un ton plus fier, plus sublime, major é longinquo. J'aime un langage hardi, métaphorique, plein d'images dans la bouche de Mahomet second. Ces idées superbes sont faites pour son caractère. C'est ainsi qu'il s'exprimoit luy même. Savez vous bien qu'en entrant dans ste Sophie, qu'il venoit de changer en mosquée, il s'écria en vers persans qu'il composa sur le champ,le palais impérial est tombé, les oyseaux qui anoncent le tonnerre, ont fait entendre leurs cris sur les murs de Constantin?
On a beau dire que ces beautés de diction sont des beautés épiques; ceux qui parlent ainsi ne savent pas que Sophocle et Euripide ont imité le style d'Homère. Ces morceaux épiques entre mêlez avec art avec des bautez plus simples sont comme des éclairs qu'on voit quelquefois enflammer l'horison et se mêler à la lumière douce et égale d'une belle soirée. Touttes les autres nations aiment ce me semble ces figures frapantes; Grecs, Latins, Arabes, Italiens, Anglais, Espagnols, tous nous reprochent une poésie un peu trop prosaique. Je ne demande pas qu'on outre la nature, je veux qu'on la fortifie et qu'on l'embellisse. Qui aime mieux que moy les pièces de l'Illustre Racine? qui les sait plus par cœur? Mais serai je fâché que Bajazet par exemple eût quelque fois un stile un peu plus sublime?
Je vous demande Monsieur si à ce stile dans lequel tout le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu'un Français qui s'exprime avec élégance et avec douceur? Ne désirez vous rien de plus mâle, de plus fier, de plus animé dans les expressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et l'empire, entre Atalide et la mort? C'est à peu près ce que Pierre Corneille disoit à la première représentation de Bajaset, à un vieillard qui me l'a reconté, Cela est tendre, touchant, bien écrit, disoit il, mais c'est toujours un Français qui parle. Vous sentez bien Monsieur que cette petite réflexion ne dérobe rien au respect que tout homme qui aime la langue française doit au nom de Racine. Ceux qui désirent un peu plus de coloris à Raphael et au Poussin ne les admirent pas moins.
Peut être qu'en général cette maigreur ordinaire à la versification française, ce vide de grandes idées, est un peu la suitte de la gêne de nos phrases, et de notre poésie. Nous avons besoin de hardiesse; et nous devrions ne rimer que pour les oreilles. Il y a vingt ans que j'ose le dire. Si un vers finit par le mot terre, vous êtes sûr de voir la guerre à la fin de l'autre; cependant, prononcet-on terre, autrement que père et mère? prononce-t-on sang, autrement que camp? Pour quoi donc craindre de faire rimer aux yeux ce qui rime si bien aux oreilles? On doit songer, me semble, que l'oreille n'est juge que des sons et non de la figure des caractères. Il ne faut point multiplier les obstacles sans nécessité, car alors c'est diminuer les beautés. Il faut des lois sévères et non un vil esclavage.
De peur d'être trop long je ne vous en diray pas davantage sur le stile. J'ay d'ailleurs trop de choses à vous dire sur le sujet de votre pièce. Je n'en sçai point qui fût plus difficile à manier. Il n'étoit conforme par luy même n'y à l'histoire n'y à la nature. Il a fallu assurément bien du génie pour lutter contre ces grands obstacles.
Un moine nommé Bandelli s'est avisé de défigurer l'histoire du grand Mahomet second par plusieurs contes incroyables. Il y a mêlé la fable de la mort d'Irene et vingt autres écrivains l'ont copié!
Cependant il est sûr que jamais Mahomet n'eut de maitresse connüe des crétiens sous ce nom d'Irene, que jamais les janissaires ne se révoltèrent contre luy ny pour une femme n'y pour aucun autre sujet, et que ce prince aussy prudent, aussy savant et aussy sage qu'il étoit intrépide, étoit incapable de comettre cette action d'un forcené que nos [historiens lui] reprochent si ridiculement. Il faut mettre ce conte av[ec ce]luy des 14 icoglans auxquel[s on] prétend qu'il fit ouvrir le ventre pour savoir qui avoit mangé ses figues. Les nations subjuguées imputent toujours des choses horribles et absurdes à leurs vainqueurs. C'est la vangeance des sots et des esclaves. L'histoire de Charles douze m'a mis dans la nécessité de lire quelques ouvrages historiques concernant les turcs. J'ay lu entre autres depuis peu l'histoire ottoman du Prince Cantimir, Vaivode de Moldavie, écritte à Constantinople. Il ne daigne n'y luy n'y aucun auteur turc ou arabe, réfuter seulement la fable d'Irene. Il se contente de représenter Mahomet comme le plus sage prince de son temps, il fait voir que Mahomet ayant pris d'assaut par un mal entendu la moitié de Constantinople et ayant reçu l'autre à composition, observa réligieusement le traitté, et conserva même la plupart des églises de cette autre partie de la ville, lesquelles subsistèrent trois générations après luy.
Mais qu'il eût voulu épouser une crétienne, qu'il l'eut égorgée &c. voylà ce qui n'a jamais été imaginé de son temps. Ce que je dis icy, je le dis en historien, non en poète. Je suis très loin de vous condamner. Vous avez suivi le préjugé reçu et un préjugé suffit pour un peintre et pour un poëte. Où en seraient Virgile et Homère si on les avait chicannés sur les faits? Une fausseté qui produit au théâtre une belle situation, est préférable en ce cas à toutes les archives de l'Univers; elle devient vraye pour moi puis qu'elle a produit le rôle de votre aga des janissaires, et la situation aussi frappante que neuve et hardie de Mahomet levant le poignard sur une maitresse dont il est aimé. Continuez Monsieur d'être du petit nombre de ceux qui empêchent que les belles lettres ne périssent en France. Il y a encor et de nouvaux sujets de tragédie et même de nouvaux genres. Je crois les arts inépuisables, celuy du téâtre est un des plus beaux comme des plus difficiles. Je serois bien à plaindre si je perdois le goust de ces bautez parce que j'étudie un peu d'histoire et de phisique. Je regarde un homme qui a aimé la poésie et qui n'en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens. Mais je n'ay rien à craindre avec vous et eussai je entièrement renoncé aux vers je dirois en voyant les vôtres,
Je dois sans doute Monsieur la faveur que je reçois de vous à Mr de Cideville, mon ami de trente années. Je n'en ay guères d'autres, c'est un des magistrats de France qui a le plus cultivé les lettres. C'est un Pollion en poésie et un Pilade en amitié. Je vous suplie de luy présenter mes remerciments et de recevoir les miens. Je suis Monsieur avec une estime dont vous ne pouvez douter
Votre très humble
[et très obéissant serviteur]
Voltaire