à Ferney 26 novembre 1770
Madame,
Il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher.
Je vois qu’on obligera ce gros Moustapha à vous demander la paix. Mais au nom de Jesu Christ notre sauveur faites la lui payer bien cher. Quand votre majesté impériale sera devenue son amie, je l’appellerai sa hautesse. On a débité qu’il voyait familièrement l’ambassadeur d’Angleterre deux fois par semaine, et qu’il lui parlait en italien. J’ai bien de la peine à le croire. Les Turcs apprennent l’arabe tout au plus. Je connais des souveraines fort supérieures en tout aux Moustapha, qui parlent plusieurs langues en perfection. Mais pour le padischa de Stamboul je doute fort qu’il ait ce mérite, et qu’il ait chez lui une académie.
On dit aussi qu’il va confier ses armées invincibles à son frère, ce qui contredit un peu les desseins pacifiques qu’on lui attribue. Mais son frère en sait il plus que lui? et puisqu’il est padischa, pourquoi ne commande-t-il pas ses armées lui même?
Je m’imagine qu’il tremblerait de peur devant l’un des quatre Orlof, qui valent bien mieux que les quatre fils Aimon, et qui sont des héros plus réels.
Je plains beaucoup plus l’anarchie polonaise que l’insolence ottomane. Toutes les deux sont dans la détresse qu’elles méritent. Vive le roi de la Chine qui fait des vers et qui est en paix avec tout le monde!
J’avoue à votre majesté que je déteste le gouvernement papal. Je le trouve ridicule et abominable. Il a abruti et ensanglanté la moitié de l’Europe pendant trop de siècles. Mais le Ganganelli qui règne aujourd’hui est un homme d’esprit qui sent apparemment combien il est honteux de laisser la ville de Constantin à des barbares ennemis de tous les arts, et qu’il faut préférer des Grecs quoique schismatiques à des mahométans. Le roi de Sardaigne, qui a des droits à l’île de Cipre, n’aime point ces barbares. Mais encore une fois je ne comprends pas l’indifférence des Vénitiens qui pourraient reprendre Candie en trois mois; encore moins l’impératrice-reine à qui Belgrade, la Bosnie et la Servie étaient ouvertes. On est devenu bien modéré avec les Turcs et bien honnête.
Pardon, madame, de mes réflexions; mais vous avez daigné m’accoutumer à dire ce que je pense, et on pardonne tout aux grandes passions.
Que votre majesté impériale daigne agréer toujours le profond respect et l’attachement inviolable du vieil hermite de Ferney.