à Ferney 29 May 1772
Madame,
Le vieux malade de Ferney a reçu presqu'en même temps de votre maj. imp. les deux lettres dont elle l'a honoré, l'une en datte du 30 mars v.st , et l'autre du 3 avril avec le paquet contenant les fruits des cèdres du Liban que les dix tribus chassées par le bon Salmanazar ont sans doute transplanté en Sibérie.
Votre m. me comble toujours de faveurs. Je vais semer ces petites fèves dès que la saison le permettra. Ces cèdres là ombrageront peut-être un jour des genevois; mais du moins ils n'auront pas sous leurs ombrages des rendez vous de confédérés sarmates.
J'ay enfin eu l'honneur de voir un des cinq Orlof. Les héros qu'on appelle les fils Aimon ne sont qu'au nombre de quatre, ceux cy sont cinq. J'ay vu celui qui ne se mêle de rien et qui est philosophe. Il m'a étonné, et mes regrets ont redoublé de n'avoir pu jouir de l'honneur de voir les quatre autres. Mais votre majesté sait que je mourrai avec un regret bien plus cuisant.
Nos extravagants de chevaliers errants qui ont couru sans mission vers la zone glaciale combattre pour le liberum veto méritent assurément toutte votre indignation, mais les dévots à notre dame de Csantochova sont cent fois plus coupables. Du moins nos donguichotes welches ne peuvent se reprocher ni bassesse ni fanatisme. Ils ont été très mal instruits, très imprudents et très injustes.
J'étais moy même bien mal instruit ou plustôt aussi aveugle des yeux de l'âme que de ceux du corps de ne pas comprendre ce que le Roi de Prusse m'écrivait il y a environ un an, vous verrez un dénouement au quel personne ne s'attend. J'avais toujours mon Moustapha en tête, ma chimère sur les frontières de ma Suisse était que grâce à mon héroine il n'y eût plus de Turcs en Turquie. Elle prenait dès ce temps là même un parti encor plus noble et plus utile, celui de détruire l'anarchie en Pologne, en rendant à chacun ce que chacun croit luy apartenir et en commençant par elle même.
Mais qui sait si après avoir exécuté ce grand projet elle n'achèvera pas l'autre et si un jour elle n'aura pas trois capitales, Petersbourg, Moscou et Bizance? Cette Bizance est plus agréablement située que les deux autres. Il en sera de votre séjour sur le Bosphore de Trace comme de mes cèdres du Liban, je ne les verrai pas, mais au moins mes héritiers les verront.
Je ne verray pas non plus votre St Cir qui est fort au dessus de notre St Cir. Nos demoiselles seront très dévotes et très honnêtes mais les vôtres joindront à ces deux bonnes qualités celle de jouer la comédie comme elles fesaient autrefois chez nous. L'article de la barbe vous embarasse, mais si Esther n'avait point de barbe Mardochee en avait. On prétend même que lors que la Mardochée ornée d'une très courte barbe blonde vint un jour répéter son rôle avec Esther tête à tête dans sa chambre, cette Esther toutte étonnée luy dit, Eh mon dieu ma sœur pourquoy avez vous mis votre barbe à votre menton? Quoy qu'il en soit madame votre majesté imp. allie à merveille le temporel et le spirituel, elle envoye d'un côté des plénipotentiaires et de l'autre des trouppes victorieuses. Ainsi elle donnera la paix à main armée, on ne la donne guères autrement.
Enfin je triomphe aussi dans mon coin. J'ay toujours soutenu contre mes contradicteurs opiniâtres que vous viendriez à bout de tout. Il semble que votre courage avait passé dans ma tête. Aucun de mes antiraisoneurs ne m'a intimidé pendant quatre ans. J'ay enfin gagné obscurément ma gageure, quand vous êtes montée au faîte de la gloire et de la félicité, et quand Moustapha, Kienlong, Ganganelli et le grand lama ne peuvent vous disputer d'être la première personne de notre globe. Cela me rend bien fier.
Mais je n'en suis ny plus ny moins attaché à votre majesté impériale avec le respect que tout le monde vous doit comme moy.
le vieux malade de Ferney