à Ferney 21e auguste 1772
Madame,
Je ne cesse d’admirer celle qui aiant tous les jours à écrire en Turquie, à la Chine, en Pologne, trouve encor du tems pour daigner écrire au vieux malade du mont Jura.
Il y a longtems que je sais que vous avez plusieurs âmes en dépit des théologiens, qui aujourd’hui n’en admettent qu’une. Mais enfin, Vôtre Majesté Impériale n’a pas plusieurs mains droites; elle n’a qu’une langue pour dicter, et la journée n’a que vingt quatre heures pour vous, ainsi que pour les Turcs qui ne savent ni lire ni écrire. En un mot, vous m’étonnez toujours, quoique je me sois promis depuis longtems de n’être plus étonné de rien.
Je ne suis pas même étonné que mes Cèdres n’aient point germé, tandis que ceux de Vôtre Majesté sont déjà de quelques lignes hors de terre. Il n’est pas juste que la nature me traitte aussi bien que vous. Si vous plantiez des Lauriers au mois de Janvier, je suis sûr qu’ils vous donneraient au mois de Juin de quoi mettre autour de vôtre tête.
Je ne sais pas s’il est vrai que les Dames de Cracovie fassent bâtir en France un château pour nos officiers. Je doute que les Polonaises aient assez d’argent de reste pour paier ce monument. Ce château pourait bien être celui d’Armide, ou quelque château en Espagne.
Ce qui doit paraître plus fabuleux à nos Français, et qui cependant est très vrai, à ce qu’on m’assure, c’est que Vôtre Majesté après quatre ans de guerre, et parconséquent de dépenses prodigieuses, augmente la paie de ses armées d’un cinquième. Nôtre ministre des finances doit tomber à la renverse en apprenant cette nouvelle.
Je me flatte que Falconet en dira deux mots sur la base de vôtre statue. Je me flatte encor que ce cinquième sera pris dans les bourses que mon cher Moustapha sera obligé de vous paier pour les frais du procez qu’il vous a intenté si maladroitement.
J’ai pris la liberté de parler de plaisirs à Vôtre Majesté, aumilieu de ses importantes affaires, et comme elle suffit à tout, je lui ai annoncé un Comédien.
Je lui annonce aujourd’hui un gentilhomme flamand, jeune, brave, instruit, sachant plusieurs langues, voulant absolument aprendre le Russe, et être à vôtre service; de plus, bon musicien. Il s’appelle le baron de Pellemberg. Aiant sçu que je devais avoir l’honneur de vous écrire, il s’est offert pour courier, et le voilà parti. Il en sera ce qu’il poura; tout ce que je sais, c’est qu’il en viendra bien d’autres et que je voudrais bien être du nombre.
Voicy le tems, Madame, où vous devez jouïr de vos beaux jardins, qui grâce à vôtre bon goût ne sont point simêtrisés. Puissent tous les cèdres du Liban y croître avec les palmes!
Le vieux malade de Ferney se met aux pieds de v. m. imp. avec le plus profond respect et la plus sensible reconnaissance.
V.