1771-03-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Vous êtes bénie par dessus toutes les Impératrices et par dessus toutes les femmes.
On m’assure qu’un gros corps de vos troupes a passé le Danube; que le peu qui restait en Valachie de mes ennemis les Turcs a été exterminé; que vos vaisseaux bloquent les Dardanelles, et qu’enfin je pourai me faire transporter en litière à Constantinople vers la fin d’octobre si je suis en vie.

Il est vrai que le visir français qui n’est plus visir, n’avait à se reprocher que son peu de coqueterie avec vôtre Majesté Impériale. Il était d’autant plus coupable en celà qu’il est d’ailleurs très galant et qu’il aime les actions nobles, généreuses et hardies. Je ne l’ai pas reconnu à ce procédé. J’ai eu avec lui de grandes disputes; je n’ai jamais cédé; je lui ai toujours mandé que je vous serais fidèle, que vous seriez triomphante, et que son Moustapha n’était qu’un gros bœuf appellé sultan. Mes disputes avec lui n’ont point altéré la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée; et actuellement qu’il est malheureux je lui suis attaché plus que jamais, comme je suis plus que jamais Catherinien contre ceux qui sont assez mal avisés pour être Moustaphites.

Vôtre Majesté Impériale aura dans le nouveau Roi de Suède un voisin qui est en tout fort au dessus de son âge, et qui joint beaucoup d’esprit et de grâces à de grandes connaissances. Les voisins ne sont pas toujours amis intimes; mais celui cy jusqu’à présent, parait digne d’être le vôtre. Je ne crois pas qu’il fasse encor des vers comme Kienlong, mais il parait valoir beaucoup mieux que vôtre voisin oriental.

Ma Colonie aura l’honneur d’envoier avant un mois quelques montres, puisque vôtre Majesté daigne le permettre; elle est à vos pieds ainsi que moi.

Vôtre ancien géant qui s’est aussi mêlé je crois d’une Colonie, mais moins heureusement que moi, s’est imaginé que je pourais être assez hardi pour écrire à vôtre Majesté en sa faveur; mais comme je ne suis point téméraire, et que je ne sçais pas bien précisément ce dont il s’agit, j’aime bien mieux m’en raporter à vôtre justice et à vôtre bonté. Elles n’ont pas besoin d’être solicitées. J’avais été pressé par les genevois d’oser écrire pour les affaires de Mr de Tshoglokof, mais où il n’y a rien les genevois perdent leurs droits, et les rois aussi. Le mal est assurément très médiocre.

Mon imagination ne s’occupe àprésent que du Danube, de la mer Noire, d’Andrinople, de l’archipel, et de la figure que fera Moustapha avec son Eunuque noir dans son harem.

Je suplie vôtre Majesté Impériale de bien agréer le profond respect, la reconnaissance et l’entousiasme du vieil hermite de Ferney.

V.