à Ferney 31e auguste 1771
Madame,
J’ose dire que Vôtre Majesté Impériale me devait la Lettre dont elle m’honore du 16/27 Juillet.
J’avais besoin de cette douce consolation après deux détestables gazettes consécutives dans lesquelles on disait que les troupes de nôtre invincible sultan Moustapha étaient par tout pleinement victorieuses. Je ne conçois pas ce qu’on gagne à débiter de si impudents mensonges qui ne peuvent séduire les peuples que cinq ou six jours. Quand on trompe les hommes il faut les tromper lontems comme on a fait à Rome. Il n’en est pas de même en fait d’exploits militaires.
Je présume que tous les Tartares de Crimée sont actuellement vos sujets. Je vous vois marcher de conquête en conquête. On m’assure que vos troupes véritablement victorieuses ont passé le Danube, et que vous avez cent vaisseaux dans les mers de l’archipel.
Je bénis dieu d’être né pour voir cette grande révolution. Personne ne s’attendait, lorsque Pierre le grand était de mon tems à Sardam, qu’un jour Vôtre Majesté Impériale dominerait sur la mer Noire, sur l’archipel et sur le Danube.
On m’assure que mon cher ami Ali-bey a pris Damas, et qu’il a mis le siège devant Alep, afin d’essaier jusqu’où L’INVINCIBLE Moustapha peut porter la vertu de la résignation. Si celà est vrai, comme je le souhaitte du fond de mon cœur, jamais la patience d’un sultan n’a été plus éxercée. Mais il faut que cet invincible héros soit un homme bien opiniâtre pour ne pas vous demander la paix à genous.
Nous avons eu un Roi nommé Louis onze qui disait, quand orgueil marche devant, dommage marche derrière. Moustapha ne s’est pas souvenu de cette maxime. Il vous avait ordonné de vider la Podolie, vous avez fort mal obéi. J’ose me flatter à la fin que vous lui ordonnerez de vider Constantople et qu’il vous obéira.
Si vous daignez encor, Madame, trouver dans tout ce fracas, quelques moments pour lire mes rêveries, le 4e et 5e volumes des questions sur L’Enciclopédie doivent être actuellement entre vos belles mains. Voicy en attendant une feuille du tome 7e qui n’est pas encor mise au net. L’auteur a pris la liberté de dire un petit mot de Vôtre Majesté à la page 356.
Je me mets à vos pieds, je les baise beaucoup plus respectueusement que ceux du pape. Il se croit le premier personage du monde, Moustaphe croiait aussi l’être, mais je sçais bien à qui ce nom est dû.
Que ma souveraine agrée le profond respect de sa vieille créature
V.